I. — Orgueil et vaine gloire.
A l'entrée des précédents chapitres, nous aurions pu présenter groupées un bon nombre de sentences faisant ressortir l'importance d'une vertu, au point de la mettre par-dessus toutes les autres. Il n'y aurait guère de réserves à faire sur ce procédé, employé à recommander l'humilité. Avec elle, nous pénétrons davantage les principes vitaux des moeurs chrétiennes.
Elle nous met en garde contre des passions plus dégagées des sens, la recherche de l'estime des hommes et la complaisance en son propre mérite. C'est un ennemi plus dangereux que l'attrait du plaisir. Il est en tous, au fin fond de la nature; il encourage et vicie la pratique des austérités; il se maintient chez les parfaits. « Quant à la vaine gloire, elle est comme une liqueur, ou plutôt comme un poison qui se répand généralement sur toutes les vertus, » Elle est comme l'oignon qui dépouillé d'une peau, en montre une nouvelle. Un solitaire croira avoir vaincu l'orgueil en s'accusant de fautes graves, et voilà qu'il ne peut souffrir une allusion à une sortie inutile.
Le moine est exposé à s'enorgueillir de sa vertu, comme le mondain de ses talents. Les tentations d'impureté sont une grâce, puisqu'elles lui rappellent sa faiblesse native. Il lui faut une vigilance inlassable et des attaques préventives. Si vous tenez trop à la bonne opinion de vos frères, n'hésitez pas à simuler un défaut; faites-vous passer pour gourmand, en vous servant avec avidité.
Il y a des offensives plus héroïques. Cassien nous présente par deux fois l'abbé Pynuphe qui s'enfuit de son monastère où les marques de vénération qu'il reçoit lui sont trop à charge. A Tabenne, une religieuse se fait passer pour folle, et les soeurs comblent ses désirs en la traitant sans compassion1.
Ici encore, on pourra sourire de pitié et crier à l'exagération. Mais sans proposer â l'imitation des actes que seule autorise une inspiration de nature exceptionnelle, nos maîtres prétendent bien qu'ils sont la pratique de l'humilité et qu'ils font atteindre l'esprit de cette difficile vertu.
Ils pourraient faire l'apologie de la folie des humiliations, en se maintenant sur le terrain de la morale, soit qu'on s'en tienne aux données de l'expérience, soit qu'on les présente dans une cohésion logique. Si l'on veut s'arrêter à l'observation, ils ne craignent pas que l'on aille plus avant qu'eux dans la science de cette lutte intérieure, dans l'enquête sur la puissance de l'amour-propre, sur l'astuce de cet ennemi, sur les illusions qu'il excite et qu'il entretient. Veut-on une théorie de l'humilité, ils pourront embarrasser plusieurs moralistes en leur demandant d'aller aux conclusions de leurs principes, ou plutôt ils pourront les mettre au défi de formuler un principe général.
On ne voit pas, en effet, de désaccord entre moralistes quand on se borne à dénoncer la vanité et les vulgaires ambitions; ce n'est pas aller bien loin dans la critique morale; et il y suffit d'un peu de goût ou du sens du ridicule. Le principal objectif, souterrain, invisible, ce n'est pas la vaine gloire mais l'orgueil, la superbe, selon le parler des anciens auteurs. Un homme peut dédaigner les louanges dont il connaît la légèreté ou l'insincérité, se mettre au-dessus des compétitions, »retirer dans le silence d'une vie obscure, et cependant garder, fortifier même la conscience qu'il a d'un mérite qui le met à part de ses semblables. Quel jugement porter sur lui? Des philosophes érigeront cette attitude en modèle. D'autres qui n'admettent pas ces prétentions, évitent de condamner et aussi de répondre. Ils ne veulent pas aller au fond des choses. Ils seraient amenés à reconnaître que le désir légitime d'ascension est perverti par suite du refus de s'incliner devant le Maître souverain. Ils redoutent l'aveu de notre dépendance et de notre misère. Ils aiment à louer la modestie, mais relèguent le mot d'humilité dans la langue spirituelle.
Nos vieux moralistes ne peuvent méconnaître la connexion de la doctrine et de la morale chrétiennes. Ne pas comprendre l'amour des ignominies et les prouesses des saints, c'est oublier que l'on doit sa réhabilitation à l'abaissement infini du Sauveur.
Donc, ces conseils, ces pratiques, ces mortifications, ces démarches ne peuvent être bien saisis, si on laisse de côté leur relation avec la personne du Rédempteur et du Divin modèle.
La pleine notion de l'humilité échappe à ceux qui n'entrent pas dans les convictions des saints, qui, par conséquent ne peuvent saisir l'unité de leur vie. L'expression sera imparfaite, si l'on entreprend de justifier un aspect isolé de leur vertu. L'anecdote narrée par Dorothée rassure ceux qui ne trouveraient pas la solution d'apparentes antinomies. Comment un homme de vie austère peut-il sincèrement se mettre au-dessous d'hommes obstinés dans le vice? L'abbé Zozimene sait comment répondre; le jeune Dorothée, alors son disciple, le tire d'embarras : « Vous êtes à court de mots pour expliquer, mais il vous arrive la même chose qu'à un médecin ou à un philosophe; si quelqu'un a bien appris une de ces sciences, et la sait mettre en pratique, à mesure qu'il l'exerce, il s'engendre et se forme en son esprit une certaine habitude, laquelle il ne peut enseigner, ni même déclarer comme il se l'est acquise. Ainsi se forme une disposition d'humilité qui ne se peut exprimer par des paroles... » « Vous avez frappé justement au but », s'écria Zozime tout joyeux et le sophiste contradicteur se paya aussi de cette raison.
De même, ceux-là seuls qui sont humbles avec les saints, au moins dans leurs désirs et dans les aveux essentiels des intimes misères, entendront certaines abstentions qui seraient notées d'affectation ou de scrupule.
En ces temps primitifs, le nombre des prêtres était infime, deux ou trois par centaines de solitaires. Tel grand monastère pacômien était privé de la messe si un prêtre séculier ne venait pas célébrer. On devait souvent faire violence à un moine pour le conduire à l'ordination. Les saintes gens reculaient devant la grandeur et la sainteté des fonctions sacerdotales. Ils avaient aussi la crainte des honneurs et dignités joints aux charges ecclésiastiques, ce qui nous explique la curieuse parole de Cassien : « Qu'il faut éviter avec grands soins les femmes et les évêques. »
Le désir de faire apprécier le mérite qu'on s'attribue ou la complaisance à le considérer, sera efficacement combattu par la manifestation spontanée des défaillances, des défauts, des tendances et même des tentations que l'on est porté à tenir secrets.
Atteindre la source du mal et y porter la lumière est une opération parfois indispensable et dont le succès est assuré. Moïse est délivré du démon de la gourmandise après qu'il a courageusement avoué à Sérapion devant ses frères le larcin quotidien d'un petit pain. Ces accusations devant le chapitre ne pouvaient pas se renouveler souvent pour chaque moine. Mais chacun donnait la clef de sa conscience au maître de son âme.
Les ascètes ne se souciaient pas de déterminer exactement le degré de gravité des fautes qui rendait l'accusation nécessaire. Ardents à suivre les conseils, ils ne s'inquiétaient pas de savoir où commençait l'obligation; recourant à la confession, même lorsqu'ils n'avaient pas raison de penser qu'ils avaient perdu l'amitié divine, ils donnèrent l'exemple de la pratique fréquente du sacrement, que suivit le commun des chrétiens. Ils ont ainsi contribué à faire entrer dans les mœurs cette institution puissante à former, développer, diriger la conscience chrétienne et à façonner la morale publique. Le bienfait de l'ouverture de conscience était connu des sages du paganisme. La nouveauté fut de faire adopter universellement cette volonté courageuse et ce repliement sur soi-même qui n'étaient obtenus que de quelques philosophes.
Nous constatons de nouveau le rôle des Pères du désert dans la mise en valeur du dépôt de la tradition, la connexion entre l'assimilation de la doctrine et la pratique sacramentelle et ainsi l'impossibilité de laïciser et rationaliser un enseignement qui n'est pas offert seulement à l'esprit, mais qui est livré à l'être tout entier, agissant sur le sentiment et la volonté, sur l'intelligence et les facultés sensibles.
Heracl., 21. P. L., 74, 299. ↩
