A RUFIN. INFIRMITÉS DE SAINT JÉRÔME. — ÉLOGE DE BONOSUS. — DESCRIPTION DE SA SOLITUDE.
Lettre écrite du désert, en 375.
Je sais aujourd'hui par ma propre expérience, mon très cher Rufin, ce que j'avais déjà appris par les saintes Écritures : « que Dieu donne quelquefois plus qu'on ne lui demande, et qu'il accorde souvent ce due l'oeil n'a point vu, ce due l'oreille n'a point entendu et ce que le cœur de l'homme ne saurait comprendre. » Car moi qui n'avais d'autre désir que de correspondre avec vous, afin de jouir, du moins en idée, du plaisir de vous voir, j'ai la ,joie d'apprendre que vous êtes entré dans les déserts de l'Égypte pour y visiter les saints moines qui les habitent, et pour y voir de nombreuses familles de solitaires qui mènent sur la terre une vie céleste. Oh ! si par une grâce particulière de notre Seigneur Jésus-Christ je pouvais être transporté comme le furent autrefois Philippe lorsqu'il baptisa l'eunuque de la reine Candace, et Abacuc lorsqu'il porta à manger à Daniel; avec quelle tendresse vous embrasserais-je! avec quelle ardeur baiserais-je cette bouche qui autrefois a reçu avec moi les impressions de l'erreur, et qui a repris aussi avec moi le goût de la vérité! Mais parce que je ne mérite pas que Dieu fasse un tel miracle en ma faveur, non pas tant pour vous approcher d'ici que pour me transporter où vous îles, et que d'ailleurs mon corps, qui en santé est toujours faible et, languissant, est maintenant tout-à-fait ruiné par mes fréquentes maladies, je vous envoie cette lettre en ma place, comme une chaîne que l'amitié même a formée pour vous jusqu'ici.
Notre frère Héliodore est le premier qui m'a appris votre arrivée, et qui par cette heureuse nouvelle m'a comblé d'une joie que je ne m'attendais pas à goûter. J'avais de la peine à y croire, tant je doutais qu'elle fût véritable; car, outre qu'il ne la savait que par ouï-dire, elle était si extraordinaire qu'elle ne me paraissait pas croyable. Dans le temps que, partagé entre le doute et l'espérance, je balançais encore à y ajouter foi, elle me fut confirmée par un homme qui la présentait comme certaine ; c'était un solitaire d'Alexandrie, que le peuple de cette grande ville avait envoyé en Egypte pour distribuer des aumônes à ces saints confesseurs, déjà martyrs d'affection.
Je vous avoue que je ne sus encore à quoi m'en tenir ; car cet homme ne savait ni de quel pays vous étiez, ni comment on vous appelait. Néanmoins, comme il me confirmait une nouvelle que j'avais apprise d'ailleurs, son témoignage ne laissait pas de me la rendre plus croyable. Enfin je sus la vérité à fond, et une infinité de gens qui revenaient d'Egypte m'assurèrent que Rufin était dans le désert de Nitrie, et qu'il était allé visiter le bienheureux Macaire. Je sentis alors toutes mes incertitudes s'évanouir; mais en même temps j'eus un chagrin de me voir malade. Sans mes infirmités, qui m'arrêtaient ici malgré moi, je serais allé vous trouver aussitôt, sans craindre ni les chaleurs excessives de l'été, ni les périls ordinaires de la navigation. Croyez-moi, mon frère, il n'est point, de pilote battu par la tempête qui regarde le port avec autant d'inquiétude, point de terre brûlée par les ardeurs du soleil qui désire la pluie avec autant d'ardeur, point de mure assise sur le rivage de la mer qui attende le retour de son fils avec autant d'impatience que j'ai d'empressement de vous voir.
Quand un coup fatal et imprévu nous eut arrachés l'un à l'autre, et rompu par cette cruelle séparation les liens qui nous unissaient ensemble, « alors la pluie obscurcit l'air, et je ne vis partout que le ciel et la terre.» Après avoir parcouru, avec des peines et des fatigues incroyables, la Thrace, le Pont, la Bithynie, la Galatie, la Cappadoce et les brûlants climats de la Cilicie, enfin, ne sachant plus où aller, et errant cà et là, je suis entré dans la Syrie comme dans un port très propre à me mettre, après tant de fatigues, à l'abri des tempêtes. J'ai souffert dans cette solitude toutes les maladies possibles, et j'ai eu le malheur de perdre un oeil ; car Innocentius, autre moi-même, m'a été enlevé tout à coup par une fièvre violente. Il ne me reste plus que notre cher Evagre, pour lequel mes infirmités continuelles sont un surcroît de peines et de chagrins. Nous avions aussi avec nous Hylas, serviteur de sainte Mélania; il avait effacé par la pureté et l'innocence de ses moeurs la tache de la servitude, mais il a rouvert par sa mort une plaie qui n'était pas encore bien fermée. Au reste, puisque l'apôtre saint Paul nous défend de pleurer les morts, et que d'ailleurs la joie que me donne la bonne nouvelle de votre arrivée a modéré l'excès de ma douleur, je vous écris ceci pour vous l'apprendre si vous ne le savez pas, ou pour vous faire part de ma joie si vous le savez déjà.
Votre ami Tonosus, ou plutôt le mien, et pour parler plus juste notre ami commun, monte maintenant au ciel par cette échelle mystérieuse que Jacob vit en songe durant son sommeil; il porte sa croix sans penser au lendemain et sans regarder en arrière. Il sème avec larmes afin de recueillir avec joie, et il élève dans sa retraite ce serpent mystérieux que Moïse éleva autrefois clans le désert. Après ce bel exemple d'une vertu, non pas imaginaire, mais véritable, que les Grecs et les Latins cessent de nous vanter les vertus chimériques de leurs prétendus héros. Voici un jeune homme élevé avec nous dans les sciences et les arts, distingué parmi ses égaux par son rang et par ses richesses, qui abandonne sa mère, ses soeurs et un frère chéri, pour se retirer dans une île , inhabitée, affreuse par sa solitude, environnée de rochers escarpés et de récifs redoutables aux navigateurs; il y est néanmoins comme un nouvel habitant du paradis. Là, dans ce vaste désert, pas un laboureur, pas un solitaire; il n'a pas même avec lui le petit Onésime que vous avez connu, qui par ses caresses lui rappelait un frère. C'est là que seul (si toutefois c'est être seul que d'être toujours avec Jésus-Christ) il contemple cette gloire de Dieu que les apôtres même ne purent voir que dans un lieu isolé. Sans doute, il n'y voit point ces grandes villes flanquées de tours, mais aussi il est devenu habitant d'une nouvelle cité. Tout son corps est couvert d'un rude cilice : mais c'est l'état le plus convenable pour aller clans les nuées au-devant de Jésus-Christ. Il n'a point le plaisir d'y voir les frais Euripes des riches du monde; mais il boit dans le sein même du Seigneur une eau vive et salutaire. Jetez pour un moment les yeux sur son désert, mon cher ami, et tournez de ce côté-là toutes vos pensées; témoin de ses travaux et de ses combats, vous pouvez plus aisément célébrer ses victoires.
Autour de cette île mugit une mer toujours furieuse, et les flots se brisent contre les rochers avec un bruit épouvantable qui retentit au loin. La terre stérile et nue n'y montre aucune verdure, et la campagne desséchée et sans arbres n'y offre point d'ombre. Partout ce ne sont que des rochers escarpés, qui forment une espèce de prison qu'on ne saurait envisager sans horreur. Là, Bonosus, tranquille , intrépide et armé de l'Apôtre , tantôt écoute Dieu dans de saintes lectures, et tantôt lui parle dans de ferventes prières ; peut-être même qu'enfermé dans son île il voit une partie de ce que saint Jean vit dans celle de Patmos. De quels artifices pensez-vous que le démon se sert pour le séduire? combien de piéges ne lui tend-il pas pour le surprendre? Peut-être qu'employant contre lui les mêmes ruses dont il se servit autrefois contre le Fils de Dieu, il tâchera de lui persuader de rompre son jeûne; mais on lui a déjà répondu que « l'homme ne vit pas seulement de pain. » Peut-être étalera-t-il à ses yeux les richesses et la gloire du siècle; mais on lui dira : « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans les tentations. » Et avec saint Paul : « Je mets toute ma gloire en Jésus-Christ. » Il accablera par les maladies un corps déjà épuisé par le jeûne ; mais on le repoussera avec ces paroles de l'Apôtre : « Lorsque je suis faible, c'est alors que je suis plus fort. » Et ailleurs : « La vertu se perfectionne dans la faiblesse. » Il le menacera de le faire mourir, mais on lui répondra: « Je souhaite de me voir dégagé des liens du corps et d'être avec Jésus-Christ. » Il lancera contre lui des traits enflammés; mais on les recevra avec le bouclier de la foi. Enfin le démon fera tous ses efforts pour le vaincre; mais Jésus-Christ le prendra sous sa protection.
Je vous remercie, seigneur Jésus, de m'avoir donné un homme qui puisse prier pour moi au grand jour du jugement. Vous savez (car vous pénétrez les secrets de nos coeurs, et avec ces yeux qui virent autrefois un prophète enfermé dans le ventre d’une baleine, vous découvrez tout ce qui s'y passe), vous savez, dis-je, que nous avons été, lui et moi, nourris du même lait, et élevés ensemble depuis nos plus tendres années jusqu'à l’âge de l'adolescence; que les mêmes personnes nous ont portés dans leurs bras; qu'après avoir fini nos études à Rome, et lorsque sur les bords demi-barbares du Rhin nous n'avions qu'une même table et un même toit, je commentai le premier à m'attacher à votre service. Souvenez-vous, je vous prie, que ce guerrier qui combat aujourd'hui si vaillamment pour votre gloire a commencé avec moi à porter les armes. Vous nous avez promis, Seigneur, et je compte sur votre parole, que « celui qui enseignera les autres, mais qui ne pratiquera pas, sera le dernier dans le royaume du ciel; mais que celui qui enseignera, et qui pratiquera, sera très grand dans le royaume du ciel. » Que Bonosus jouisse de la récompense due à sa vertu; que, revêtu de cette robe précieuse qu'il a méritée par un continuel martyre, il marche à la suite de l'Agneau (car il y a plusieurs demeures dans la maison du Père céleste, et parmi les étoiles l'une est plus éclatante que l'autre). Quant à moi, Seigneur, je vous demande de pouvoir être aux pieds de vos saints. S'il a accompli ce que j'ai seulement souhaité de faire, accordez-moi le pardon que mérite ma faiblesse, et à lui la récompense due à son zèle.
Peut-être ai-je passé ici les bornes d'une lettre; mais c'est ma coutume, quand une fois je suis sur les louanges de notre ami Bonosus. Pour revenir clone à ce que je vous ai dit d'abord, mon cher Rufin, ne perdez point le souvenir d'un ami absent, puisqu'un véritable ami se cherche, se trouve et se conserve si difficilement. Prenne plaisir qui voudra à se laisser éblouir par l'éclat de l'or et à voir dans de pompeuses cérémonies briller ce précieux métal sur de magnifiques équipages; la charité ne s'achète point, et l'amitié n'a point de prix. Un ami qui peut cesser d'aimer ne fut jamais un véritable ami. Adieu en Jésus-Christ.
