A CHRYSOGONE, SOLITAIRE D'AQUILÉE. REPROCHES ÉGALEMENT SUR SON SILENCE.
Lettre écrite du désert, en 372.
Héliodore, notre ami commun, et à qui vous n'êtes pas moins cher qu'à moi, a pu vous apprendre combien je vous aime, et quel plaisir j'ai à parler souvent de vous, à rappeler dans toutes les conversations les agréables moments que nous avons passés ensemble, à louer votre humilité, votre charité et toutes vos autres vertus. Cependant, mon cher Chrysogone, on peut dire que vous êtes de la nature des lynx, qui oublient les objets placés devant leurs yeux dès qu'ils tournent la tête pour regarder ailleurs; car vous avez perdu le souvenir de notre ancienne amitié, au point que vous avez entièrement effacé cette lettre qui est imprimée, connue dit saint Paul, dans le coeur de tous les chrétiens.
Quand les lynx dont je viens de vous parler rencontrent dans les bois des chevreuils ou des cerfs, ils ne les laissent point échapper, mais s'attachant à leur côté, ils les déchirent et les dévorent tout en courant. Ils ne songent à leur proie que lorsqu'ils ont faim, et quand ils sont rassasiés ils n'y pensent plus.
Pourquoi donc, mon cher Chrysogone, renoncer si vite à une amitié qui ne fait que de naître, et dont vous n'avez pas eu le temps de vous ennuyer? pourquoi abandonner un ami avant que de l'avoir possédé ? Comme les paresseux ne manquent jamais de prétexte pour justifier leur négligence, peut-être me direz-vous que vous n'aviez rien à m'apprendre; mais c'est cela même que vous deviez m'écrire, savoir : que vous n'aviez rien à me dire.
