CHAPITRE XXXIII. COMMENT IL FAUT JOUIR DE L'HOMME.
36. Etablir en nous cette jouissance, c'est nous arrêter sur la voie, et n'attendre plus que de l'homme ou de l'ange le bonheur que nous espérons. C'est la prétention de l'homme orgueilleux et de l'ange superbe; ils se plaisent à voir d'autres créatures placer en eux leurs espérances. Bien différente est la conduite de l'homme saint et de l'ange fidèle. Quand ils nous voient, au milieu des fatigues de notre pèlerinage, chercher à fixer en eux notre repos, ils ne songent qu'à raviver nos forces, en nous appliquant les secours que la main divine leur a confiés pour nous, et même en nous faisant part des faveurs particulières dont ils sont comblés; et après nous avoir ainsi rendu une nouvelle ardeur, ils nous pressent de poursuivre notre marche vers Celui dont la jouissance nous fera goûter avec eux un égal bonheur. C'est pourquoi l'Apôtre s'écrie : « Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous? ou avez-vous été baptisés au nom de Paul 1 ? » Et encore : « Ce n'est pas celui qui filante ou qui arrose qui est quelque chose, mais Dieu seul qui donne l'accroissement 2. » Et l'ange n'a-t-il pas soin d'inviter l'homme qui l'adore, à n'adorer que le Seigneur, dont il n'est comme lui que le serviteur 3?
37. Mais si tu jouis de l'homme en Dieu, c'est moins l'homme alors, c'est plutôt Dieu qui devient l'objet de ta jouissance. Car tu jouis de Celui qui fait ton bonheur, et ta joie sera d'être parvenu à Celui qui seul soutenait ton espérance. C'est pourquoi saint Paul écrivait à Philémon : « Oui, mon frère, que je jouisse de toi dans le Seigneur 4. » S'il eût dit seulement : « que je jouisse de toi, » sans ajouter : « dans le Seigneur, » c'était établir en lui l'espoir de son bonheur. Il est vrai qu'user d'une chose avec plaisir, c'est en quelque sorte en jouir; car la présence d'un objet aimé emporte nécessairement avec elle une certaine délectation. Si tu la reçois sans t'y arrêter, et si tu la reportes en Celui qui doit être le centre de ton repos, tu n'auras tait qu'en user : elle ne pourra s'appeler une véritable jouissance. Mais, si tu viens à y attacher et à y fixer ton cœur, en la constituant ainsi comme le terme de ta joie, tu en fais l'objet d'une véritable jouissance, que tu ne dois chercher qu'en la Trinité sainte, seul bien souverain et immuable.
