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Ce point clairement démontré, souffrez que nous examinions maintenant lequel des deux tombera plus tôt et plus facilement. Certes, la solution de cette question n’offre pas de grandes difficultés. Sans doute, celui qui a une épouse gardera plus facilement la continence, à cause du grand secours qu’il trouve dans le mariage; mais pour les autres vertus, il n’en est plus de même, bien plus nous pourrions remarquer qu’il y a parmi ceux qui pèchent contre la continence beaucoup plus d’hommes mariés que de moines. En effet, il y en a bien moins qui passent des monastères à l’état du mariage, qu’il n’y en a qui passent de la couche nuptiale aux bras des courtisanes. Si donc, sur un point où la lutte leur est si facile ils tombent néanmoins si fréquemment, que feront-ils, assaillis par les autres passions, où ils trouvent bien plus d’obstacles que les moines? L’éloignement du commerce des femmes pourra Lien augmenter chez ceux-ci le feu de la concupiscence; mais toutes les autres passions ne sauraient approcher d’eux, tandis qu’elles attaquent les séculiers avec une violence qui trop souvent les précipite dans le mal, la tête en avant pour ainsi parler. Si, là où le vent des combats souffle le plus fort contre eux, les moines se montrent néanmoins plus fermes que ceux qui sont moins exposés, il n’est pas douteux qu’ils ne résistent beaucoup plus facilement quand ils auront moins d’obstacles à vaincre.
Naturellement il sera plus facile aux moines qu’aux séculiers de vaincre l’amour des richesses, le désir de la bonne chère, l’ambition des grandeurs et toutes les autres passions de ce genre. Quand une bataille se livre, le péril est moindre là où l’engagement est plus léger, et où l’on ne voit que peu de morts tomber, qu’au centre même de l’action, là où les morts, tombant par milliers, s’entassent les uns sur les autres; il en est de même dans le sujet qui nous occupe; et l’homme qui passe sa vie dans le tourbillon des affaires de ce monde, triomphera moins facilement de l’avarice que le solitaire qui habite, les montagnes. Qu’il est difficile dans le monde de ne pas être esclave de l’avarice ! or, cette passion fait nécessairement de tous ceux qu’elle maîtrise autant d’idolâtres. Si l’anachorète est riche, il n’oubliera pas ses parents, il leur fera sans peine l’abandon de tous ses biens, tandis que le séculier méprisera les siens et même leur fera tort comme à des étrangers : autre espèce d’idolâtrie pire que la première. Et qu’ai-je besoin d’énumérer toutes les autres circonstances où les moines trouvent une facile victoire, et où les séculiers au contraire échouent si fréquemment?
Comment donc ne craignez-vous pas, comment ne tremblez-vous pas d’engager votre fils à cette vie où il sera si promptement dominé par le mal? L’idolâtrie, vous semble-t-elle si peu de chose? vous semble-t-il si indifférent d’être pire que les infidèles, et de vous mettre
-en révolte contre Dieu par vos oeuvres , prévarication dans laquelle les hommes enchaînés au monde tomberont beaucoup plus facilement que les anachorètes? Voyez-vous maintenant que votre crainte n’était qu’un prétexte? S’il fallait craindre, ce n’était certes pas pour ceux qui fuyaient la fureur des flots, ni pour ceux qui entraient au port; c’était pour ceux qui étaient battus par la tempête et les vagues en furie. Pour ceux-ci, je veux dire les séculiers, les naufrages sont plus fréquents et plus prompts, parce que les difficultés de la navigation sont plus grandes, et que ceux qui devraient les vaincre sont plus faibles. Chez les anachorètes au contraire, on trouve des orages moins forts, un calme presque continuel et une invincible ardeur dans ceux qui doivent lutter contre les flots. Voilà pourquoi nous attirons au. désert tous ceux que nous pouvons, nous les attirons non pas simple. ment pour qu’ils revêtent le cilice, pour qu’ils prennent le joug et qu’ils se couvrent de cendre, mais afin qu’ils évitent le mal et pratiquent la vertu. Eh quoi! direz-vous, les gens mariés seront-ils tous perdus?
Je ne dis pas cela, mais je soutiens qu’il leur faudra faire de plus grands efforts s’ils veulent se sauver, à cause des entraves qui les gênent; celui qui est libre court bien mieux que celui qui est enchaîné. — Sans- doute, direz-vous, mais celui qui surmonte plus de difficultés, reçoit aussi une plus grande récompense et de plus brillantes couronnes? — Point du tout, si c’est lui qui s’impose cette nécessité, lorsqu’il lui est loisible de ne pas la subir. Ainsi puisqu’il nous est clairement démontré que nous sommes assujettis aux mêmes obligations que les moines, hâtons-nous de prendre le chemin le plus facile, entraînons-y nos enfants; mais n’allons pas les attirer et les submerger dans les abîmes du vice, comme si nous étions leurs adversaires et leurs ennemis. Si du moins c’étaient des étrangers qui le fissent, le mal serait moindre; mais quand des parents qui ont essayé de toutes les choses de la terre, qui savent par expérience combien sont fades et insipides tous les plaisirs d’ici-bas, sont assez insensés pour attirer leurs enfants à ces misérables jouissances que l’âge leur interdit désormais à eux-mêmes; quand, au lieu de déplorer leur passé, ils en appellent d’autres -dans leurs voies, et cela, lorsqu’ils sont eux-mêmes aux portes de la mort, au seuil du tribunal redoutable, sur le point de rendre compte de toute leur vie, quelle excuse, dites-moi, peut-il leur rester, quel pardon, quelle miséricorde? Non-seulement ils subiront la peine de leurs propres fautes, mais encore la peine de celles qu’ils ont voulu faire commettre à leurs enfants, qu’ils aient- réussi ou non à les faire tomber dans l’abîme.
