19.
Il est évident que ce ne sont pas là de vaines jactances; quand nous parlons de la vie des habitants du désert, les païens n’ont rien à objecter, mais ils semblent reprendre leurs avantages et quereller sur le petit nombre de ceux qui réussissent à suivre cette règle. Si donc nous avions jeté cette semence précieuse dans les villes, si cette discipline avait reçu quelque règle et quelque commencement, si nous instruisions avant tout nos enfants à se faire les amis de Dieu, si nous leur apprenions pour tout et avant tout les sciences spirituelles, toute peine disparaîtrait, la vie présente serait délivrée de mille maux, et ce que l’on dit de la vie future, que toute douleur, tout chagrin et tout gémissement en sont bannis, se réaliserait pour nous tous dès ici-bas. Si l’amour des richesses et de la vaine gloire n’avait point accès dans notre âme, nous ne redouterions ni la mort ni la pauvreté, nous regarderions les mauvais traitements, non comme un mal, mais comme un très-grand bien, nous ne saurions ni concevoir ni garder de haine, nous ne serions attaqués ni par nos propres passions ni par celles des autres, et le genre humain approcherait des anges eux-mêmes par le bonheur. — Mais quel homme, direz-vous, a jamais atteint cette perfection? —Vous êtes dans la défiance et vous avez raison, vous qui demeurez dans les villes et qui ne vous entretenez point de la lecture des Livres saints; mais -si vous connaissiez à fond ceux qui habitent le désert et qui étudient constamment les divines Ecritures, vous sauriez que les moines, et avant eux les apôtres, et plus anciennement les justes , ont pratiqué ces enseignements avec la dernière régularité. Mais pour ne pas disputer avec vous, accordons que votre fils occupera le second ou le troisième rang après eux; même en cet état les avantages qu’il acquerra ne seront pas minces. Il ne pourra arriver jusqu’au rang ou sont élevés Pierre et Paul, il ne pourra même pas en approcher; mais faudra-t-il pour cela le frustrer du rang glorieux qu’il pourra occuper après eux? Vous feriez alors la même chose que si vous disiez : puisqu’il ne peut être pierre précieuse, qu’il reste fer, qu’il mie devienne ni argent ni or.
Pourquoi raisonnez - vous tout autrement quand il s’agit des choses du monde? Quand vous envoyez votre fils étudier les lettres, vous n’espérez pas de lui voir atteindre les sommets de l’éloquence, et néanmoins vous ne le détournez pas pour cela de l’étude, vous faites tous les sacrifices qui sont en votre pouvoir, vous estimant heureux si votre fils peut tenir dans l’éloquence le cinquième ou le dixième rang. Et vous, qui servez dans les armées de l’empereur, vous n’espérez pas tous que vos enfants arrivent au grade de lieutenants du Prince , et cependant vous ne les engagez pas à quitter le baudrier, à ne plus franchir le seuil des palais; au contraire, vous mettez tout en oeuvre pour les pousser dans cette carrière, vous trouvant satisfaits si vous les voyez prendre place au milieu de la hiérarchie. Pourquoi donc ici, où vous ne pouvez prétendre aux premières dignités, êtes-vous si ardents et vous donnez-vous tant de peines pour obtenir les moindres charges, quoique vos espérances soient incertaines et le succès fort douteux, tandis que là, vous êtes si lâches et si languissants, quoique les récompenses à gagner soient d’une tout autre valeur? En voici la raison : vous désirez les biens de la terre, et vous êtes indifférents pour les biens du Ciel.
La honte vous empêche de l’avouer, et vous avez imaginé des excuses et des prétextes; mais rien de tout cela ne vous arrêterait, si vous aviez une sincère volonté. La vérité est que, lorsque l’on aime véritablement une carrière, si l’on ne peut pas la parcourir jusqu’au bout, ni en atteindre les hauteurs les plus élevées , on se contente d’une moyenne élévation, on s’estime heureux d’y avoir place n’importe à quel rang. Quand on aime le vin, on ne se prive pas d’en boire, par la raison qu’on ne peut s’en procurer du meilleur et du plus exquis : le mauvais même semble bon. Donnez, à défaut d’or et de diamants, de l’argent à un avare, et vous verrez éclater sa joie. Telle est la tyrannie de la passion; il n’y a rien qu’elle ne fasse endurer et souffrir à celui dont elle s’est rendue maîtresse. Ainsi, si vos paroles n’étaient pas une frivole excuse, vous eussiez dû travailler, mettre la main à l’oeuvre avec nous. Quand on désire une chose on ne s’oppose pas à son succès, on y travaille au contraire de tout son pouvoir. Ceux qui descendent dans la lice aux jeux olympiques savent bien qu’il n’y en aura qu’un seul dans la multitude des combattants qui remportera la couronne, cependant ils se fatiguent et se tuent pour ainsi dire dans l’espérance d’être vainqueurs.
Ici rien de pareil, non-seulement pour le terme de la lutte, mais même pour cette nécessité de ne décerner qu’une couronne. Dans ces sortes de combat, la différence entre le vainqueur et le vaincu ne consiste pas en ce que l’un se retire couronné et l’autre non : elle ne va pas jusque-là; seulement l’un triomphe plus brillamment, l’autre moins, mais tous deux triomphent. Si nous voulions former nous-mêmes nos enfants dès le berceau, et ensuite les confier à des maîtres capables d’achever l’oeuvre commencée, il n’y aurait rien d’étonnant à ce que nous les vissions occuper le premier rang dans l’armée du ciel. Dieu aurait égard à notre bonne volonté et à notre zèle, lui-même travaillerait avec nous, et le doigt de l’Artiste divin modèlerait avec nous cette vivante statue. Travaillée par. une telle main, une oeuvre ne peut pas être manquée, elle ne peut qu’atteindre la plus splendide perfection pourvu que nous fassions ce quidépend de nous. Dieu a aidé plusieurs femmes de l’Ancien Testament, dans les soins qu’elles donnaient à leurs enfants; pourquoi nous refuserait-il la même faveur? A ce sujet, j’aurais plusieurs exemples à citer, mais pour être plus court, je n’en rappellerai qu’un.
