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Ainsi, il importe peu que le don des miracles soit devenu rare, puisque le défaut de cette grâce ne nuit pas au salut; par conséquent, nous ne pourrons invoquer cette excuse, lorsque nous rendrons compte de nos actions au tribunal de Dieu.
Nous admirons ces bienheureux, moins parce qu'ils ont opéré des prodiges, le miracle étant uniquement l'oeuvre de la puissance divine, que parce qu'ils ont mené une vie angélique sur la terre; une pareille vie exige sans doute l'action de la grâce, mais elle est aussi l'oeuvre de notre propre volonté. Ici encore, ce n'est pas mon opinion que j'émets, mais celle du bienheureux imitateur de Jésus-Christ. Ecrivant aux disciples pour réfuter les faux apôtres, et voulant présenter la différence qu'il y a entre le vrai et le faux apostolat, il ne tirait pas cette différence des miracles, mais des bonnes oeuvres, et il s'exprimait ainsi : Sont-ils ministres de Jésus-Christ? quand je devrais passer pour imprudent j'ose dire que je le suis plus qu'eux. J'ai essuyé plus de travaux, reçu plus de coups, enduré plus de prisons; je me suis vu plus souvent prés de la mort; cinq fois j'ai reçu des Juifs quarante coups de fouets moins un1; j'ai été battu de verges par trois fois, j'ai été lapidé une fois. J'ai fait naufrage trois fois, j'ai passé un jour et une nuit au fond de la mer. Presque toujours en voyage, j'ai trouvé dangers sous les eaux, dangers du côté des voleurs, dangers de la part de ma nation, dangers de la part des gentils, dangers dans la ville, dangers dans la solitude, dangers sur la mer, dangers au milieu des faux frères, dans les fatigues et les chagrins, dans les veilles fréquentes, dans la faim et la soif, dans les jeûnes réitérés , dans le froid et la nudité. A ces maux extérieurs viennent se joindre mes angoisses de chaque jour, la sollicitude de toutes les Eglises. Qui est-ce qui est faible, sans que je sente sa faiblesse ? Qui est scandalisé sans que je brûle ? (II Cor., XI, 23-29.)
Voilà des oeuvres merveilleuses, voilà ce que j'admire surtout dans les Apôtres. Je refuse mon admiration à ceux dont la vie ne m'offre rien de semblable, parce que, s'ils ont pu opérer des miracles par une certaine disposition de Dieu, ils n'en seront pas moins réprouvés, comme Jésus-Christ lui-même le déclare en ces termes : Maintes personnes me diront en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n'avons-nous pas prophétisé en votre nom? chassé les démons en votre nom? et opéré en votre nom mille merveilles? et je leur dirai : Retirez-vous de moi, vous tous qui commettez l'iniquité : je ne vous connais, pas. (Matth. VII, 22, 23.) Voilà pourquoi il donnait encore à ses disciples cet avertissement : Ne vous réjouissez pas de ce que les démons vous sont soumis, mais de ce que vos noms sont écrits dans le ciel. (Luc. x, 20.)
Oui, une vie sainte, qui du reste ne compterait aucun miracle, sera couronnée; le juste, pour n'avoir opéré aucun prodige, n'en sera pas moins récompensé : au contraire, une vie de péchés, malgré des prodiges et des miracles, n'échappera pas au châtiment. Cette excuse est donc superflue et vaine; elle est même dangereuse, car elle donne prise aux hérétiques, et leur fournit occasion de nous attaquer. Si ce n'était pas par le libre choix de leur volonté que ces grands serviteurs de Dieu sont devenus si admirables, mais uniquement par la grâce de Jésus-Christ, qu'est-ce qui empêcherait les autres hommes de devenir aussi grands qu'eux? pourquoi la même grâce ne serait-elle pas accordée à tous?
Car, enfin, si la grâce, avant de se communiquer, ne considérait pas auparavant nos dispositions, notre futur concours, elle se répandrait indistinctement et universellement en tous, puisque Dieu ne fait aucune différence des personnes : la grâce examine nos dispositions et nos oeuvres , et voilà pourquoi elle vient chez ceux-ci et y reste, tandis qu'elle s'envole loin de ceux-là, après les avoir seulement touchés; pourquoi encore il y en a d'autres qu'elle n'effleure même pas en passant. Or, que Dieu ait donné la grâce à saint Paul, en conséquence sans doute de ses mérites prévus, mais cependant avant qu'il eût rien fait d'éclatant, c'est là une vérité que Dieu nous déclare, quand il dit de cet Apôtre : Celui-ci m'est un vase d'élection, pour porter mon nom devant les nations, devant les rois, et devant toute la race d'Israël. (Act. IX, 15.) Or, la grâce ne possédait pas encore le coeur de Paul, quand celui qui sonde nos coeurs prononça ces paroles.
Ne nous abusons donc pas nous-mêmes, mes très-chers frères, en disant qu'il est impossible que qui que ce soit devienne un autre Paul. Sans doute, si vous voulez parler du don des miracles, jamais on ne reverra un autre Paul; mais si vous entendez parler de la régularité de la vie, chacun, avec de la bonne volonté , pourrait être un saint Paul; que si personne ne lui ressemble, l'unique raison, c'est que personne ne veut lui ressembler. Mais qu'ai-je dit? Comment suis-je assez peu réfléchi pour chercher parmi les hommes de notre temps de fidèles imitateurs de Paul, tandis que je ne puis pas même en trouver un qui vienne au troisième, au quatrième rang après lui ?
C'est une raison de plus pour gémir, se lamenter, verser des larmes de componction, non un jour ni deux, mais toute sa vie; celui qui se sera établi dans cette disposition, pèchera difficilement à l'avenir. Si tu ne m'en crois pas sur parole, ô mon ami ! vois un peu les gens du monde quand un revers cruel est venu les affliger; et considère, parmi ces affligés du siècle, non pas ceux qui traînent une vie dure, et dont le nombre est si considérable; mais ceux qui vivent délicatement, et ne connaissent autre chose que la mollesse et la volupté !
Ces hommes qui ne pensent qu'à s'enivrer et à remplir leur ventre; ces hommes qui prolongent le dîner jusqu'au soir et le souper jusqu'au milieu de la nuit; ces hommes qui ravissent le bien d'autrui, qui ne respectent ni la veuve, ni le pauvre, ni le faible, et qui enfin exercent tant de cruautés; ces hommes, dis-je, viennent-ils jamais à être surpris par quelque grande affliction, capable de tout bouleverser en eux, et de déchirer leurs âmes? alors on les voit renoncer à toutes ces voluptés , briser avec ces passions mauvaises, et échanger leur vie déréglée contre une vie sage: on les voit vivre en philosophes, professer une grande sévérité de moeurs , s'adonner aux veilles, aux jeûnes, au silence; coucher sur la dure; supporter tout; pratiquer le jeûne, le silence, la modération, l'humilité, l'humanité. Eux qui ravissaient le bien d'autrui, volontiers alors ils abandonneraient même le leur : que quelqu'un veuille incendier leur maison avec tout ce qu'elle renferme , ils ne s'en émeuvent point. Et puis j'en ai connu moi-même beaucoup qui , ayant perdu des personnes aimées, ont, les uns quitté la ville et ses agréments pour habiter la campagne, les autres, fait construire une demeure auprès des tombeaux de leurs chers morts pour y finir leurs jours. Tant que leur chagrin dure, ils n'ont aucun souci des choses présentes cette manie qu'ils avaient de conserver et d'amasser; cette fureur avec laquelle ils recherchaient la puissance, la gloire, l'estime de tous, ils l'ont bannie de leur coeur : le feu de l'affliction a tout consumé, tout a disparu, comme l'herbe des champs dans les flammes.
Alors les pensées de ces hommes sont complètement changées, et ils s'élèvent à une philosophie si haute qu'ils ne souffrent même plus qu'on leur parle des plaisirs de, cette vie. Tout ce qui leur paraissait auparavant devoir procurer le bonheur, les ennuie et ne leur semble qu'amertume. II n'y a ni parents, ni amis qui osent élever la voix, pour les entretenir des affaires de ce monde, même des plus urgentes: toutes ces affaires ne sont plus rien pour eux; ils ont dit adieu au monde, tout cède à leur philosophie : et ainsi, leur âme, instruite à cette école sacrée du malheur, voit clairement combien la nature humaine est pauvre, combien la vie présente dure peu, combien les choses du temps sont sujettes à se corrompre et à changer, combien enfin la comédie qui se joue sur la scène du inonde est peu de chose.
Ces hommes n'ont plus pour les richesses que du mépris, pour les honneurs que du dédain; désormais ils savent dominer leur colère, l'envie n'a plus de repaire dans leur coeur; l'orgueil ne .saurait élever insolemment ces âmes broyées par la souffrance; la concupiscence ne les brûle plus de ses feux impurs, toutes ces viles passions ont été bannies de leur coeur, occupé désormais par une seule pensée, celle du mort qu'ils pleurent , dont l'image et la mémoire sont toujours présentes à leur esprit. Cette idée toute seule, voilà leur mets favori, leur breuvage, leur sommeil, leur volupté, leur repos , leur consolation; voilà leur gloire, leur richesse, leur puissance, leurs délices.
La loi défendait de donner plus de quarante coups; afin de ne pas excéder, on s'arrêtait au trente-neuvième. ↩
