10.
Voilà comment, pour ne pas dire plus, nous devrions pleurer la perte de notre salut c'est avec une telle passion, une telle ardeur qu'il faudrait tenir attachés de ce côté les yeux de notre âme, et regarder comme notre tout, le souvenir et l'image de cette grande affaire. Eh quoi ! on verra ceux qui ont perdu des enfants, une épouse, ne plus occuper leur esprit à chose quelconque sinon à se représenter l'image de ceux que la mort leur a ravis : et nous, qui avons perdu le royaume des cieux, nous penserons à tout, plutôt qu'à cette perte 1 Aucun de ceux-là, fût-il du sang du plus grand roi de la terre , ne rougira de manifester sa douleur; il se couchera par terre, il versera des larmes amères, changera de vêtements, supportera de grand coeur toutes les autres incommodités, qui forment le cortége ordinaire du deuil; enfin, il ne s'occupera ni de son régime de vie, ni de la santé de son corps, ni des maladies que ces grandes douleurs pourront lui occasionner; il supportera tout avec une extrême facilité; et ce ne sont pas des hommes seulement, mais des femmes, fussent-elles d'ailleurs très-faibles, qui nous présentent de pareils spectacles, et même d'autres plus étonnants encore; et nous qui déplorons la perte non d'un fils, ou d'une épouse, mais de notre âme, oui de notre âme., et non de celle d'un autre, nous osons alléguer pour excuse la faiblesse de notre santé, et notre délicatesse ! Encore si c'était là tout le mal ! Mais hélas ! nous ne faisons pas même les choses qui n'exigent en rien la force du corps. Car enfin, mon ami, dis-moi, quel besoin a-t-on de forces corporelles, pour briser son coeur par le repentir; pour prier avec attention et vigilance; pour repasser, dans l'amertume du coeur, les fautes de la vie passée; pour abattre en soi l'orgueil, comprimer la colère, abaisser ses pensées? Car voilà ce qui nous rend Dieu propice et favorable : pour cela, il ne faut pas beaucoup de peine; cependant nous ne le faisons même pas !
La componction ne consiste pas seulement à s'envelopper d'un sac, à s'enfermer dans une cellule, à fuir la lumière du jour : elle consiste à rouler continuellement dans son coeur le souvenir de ses péchés, à examiner attentivement sa conscience, à mesurer sans cesse la longueur de la route, afin de voir combien on est encore éloigné du royaume des cieux.
Et comment, me dira-t-on, pratiquer tout cela? quel moyen faut-il employer? - Avoir toujours devant les yeux l'image de l'enfer; voir dans notre esprit les anges parcourir l'univers dans tous les sens, au grand jour du jugement, pour rassembler de toutes les parties du monde ceux qui devront être précipités dans la géhenne du feu ; considérer quel affreux malheur c'est pour une âme que la perte du royaume des cieux, quand même cette perte ne serait pas accompagnée des tourments de l'enfer. Oui, quand même nous ne serions pas menacés de ces effroyables flammes; quand nous n'aurions pas à redouter d'éternels supplices, le malheur seul d'être séparés de Jésus-Christ, de cet ami si bon et si bienveillant pour les hommes, qui s'est livré pour nous à la mort, et qui a tout souffert pour nous arracher à ces horribles tourments, pour nous réconcilier avec son Père, dont nous étions devenus les ennemis par nos péchés. Ce seul malheur, sans avoir égard à ces biens ineffables et éternels auxquels nous pouvons prétendre, ce malheur est si grand, qu'il suffirait d'y penser, pour éveiller nos âmes et les tirer de leur assoupissement. Si la seule lecture de la parabole des cinq vierges exclues de la salle des noces, parce qu'elles manquaient d'huile, nous fait pleurer autant qu'elles-mêmes leur malheur; si cette lecture suffit pour nous causer un indicible effroi : que sera-ce, si nous venons à penser que notre paresse et notre lâcheté nous attireront le même sort? Quel est l'homme, si endurci qu'il soit d'ailleurs, qui, s'il méditait sans cesse un pareil exemple, croupirait encore dans la nonchalance et la lâcheté?
Nous aurions pu, sans doute, étendre davantage ce discours; mais comme c'est l'obéissance , à l'exclusion de tout autre motif, qui nous a fait entreprendre ce travail, ce que nous avons dit est déjà plus que suffisant. Car je sais, mon cher Démétrius, que non-seulement tu possèdes toi-même cette vertu de componction dans toute sa perfection, mais encore que tu la communiquerais sans avoir besoin de prononcer une parole, par le seul spectacle de ta piété et de ta vie crucifiée. Pour apprendre la componction, tes contemporains n'ont qu'à s'approcher de toi, les hommes à venir n'auront qu'à lire tes actions, je pense que le récit seul de ta vie contribuera puissamment à leur inspirer cette vertu.
Maintenant, il me reste à te prier, à te conjurer de me payer de retour, en m'accordant le secours de tes prières; afin que je ne me contente pas de parler de la componction, mais que de plus je mette en pratique ce que j'en ai dit. L'Évangile nous apprend qu'il ne sert de rien d'instruire les autres, si l'on ne pratique pas soi-même; que la science sans les oeuvres est non-seulement sans profit, mais devient même un sujet de reproche et de condamnation pour celui qui s'abandonne ainsi à la négligence de son salut. Non, dit Jésus-Christ : Ce n'est pas celui qui me dit : Seigneur, Seigneur, mais celui qui aura pratiqué et enseigné qui sera appelé grand dans le royaume des cieux. (Matth. VII. 21, et v, 19.)
