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Quant aux lois qui défendent le serment, je n'en parlerai pas : je rougirais de le faire , non-seulement parce qu'on fait souvent des serments, mais encore parce qu'on en fait fréquemment de faux. Que si faire un serment, même pour des choses vraies, est une faute et une prévarication contre la loi, que dire du serment contraire à la vérité? Et si ce qui dépasse le oui et le non (Matth. V, 37), comme parle l'Evangile, vient du mauvais, ce qui viole même la vérité, de qui peut-il venir? Le Maître continue : Si l'on vous frappe sur la joue droite, présentez aussi la joue gauche; et si l'on veut entrer en contestation avec vous, et vous prendre votre tunique, abandonnez aussi votre manteau; et si quelqu'un veut vous forcer de faire mille pas avec lui, faites-en deux mille. Donnez à quiconque vous demande; et si l'on veut vous emprunter quelque chose, ne refusez pas. (Matth. V, 39, 42.) Hélas ! chacune de ces paroles devrait nous faire pleurer, devrait nous faire rougir de confusion, tant notre vie est en désaccord avec l'Evangile, tant nous vivons dans les contestations, les luttes, les procès,. les disputes; tant nous sommes impatients de tout ce qui nous blesse et prompts à nous emporter pour des riens.
Vous pourriez peut-être nommer des personnes qui, après avoir distribué aux pauvres une bonne partie de leurs biens, sont tombées plus tard dans le mépris par suite de leur indigence, et qui supportent leurs malheurs avec patience : je dis d'abord que vous en citerez peu de semblables, bien peu; je dis de plus que ce n'est point encore là le sage, dont l'Evangile nous fait ici la peinture : celui-ci est beaucoup plus parfait.
Il y a infiniment moins de mérites à donner une partie de ses richesses qu'à supporter qu'on vous dépouille du peu que vous possédez. Que dis-je supporter? Jésus-Christ ne nous défend pas seulement de nous plaindre de ceux qui nous dépouillent; il nous ordonne encore d'offrir volontairement ce qu'on nous laisse, et de triompher de l'acharnement de notre ennemi par une patience supérieure à sa rage. L'homme injuste qui fait tort à son frère, s'aperçoit-il qu'il s'attaque à un homme disposé à tout souffrir , et qu'en assouvissant son propre désir de mal faire, il n'a pu satisfaire l'amour de sa victime pour la souffrance , alors il se retire vaincu , tout couvert de honte à la vue de cette héroïque patience, et assurément , cet homme injuste , fût-il une bête féroce, fût-il quelque chose de pire encore, sera plus modéré à l'avenir, frappé du contraste de sa méchanceté avec la vertu de son frère. Voilà la perfection que je cherche maintenant, que je trouve décrite dans les saintes Ecritures, mais que je ne vois nulle part traduite dans nos moeurs et mise en action. Il ne suffit pas de me nommer quelqu'un qui aura souffert une injustice sans se venger, il faut encore voir si sa patience est autre chose que de l'impuissance. Il avait affaire, direz-vous, à des égaux, gens que sa vengeance pouvait atteindre. — Soit : mais a-t-il été jusqu'à vaincre la méchanceté de son adversaire, à force de patience, jusqu'à lui donner plus qu'il ne demandait? A-t-il montré jusqu'où peut aller la magnanimité d'un chrétien en ajoutant des dons volontaires aux dépouilles arrachées par les violences?
Enfin, ce qui est plus héroïque que tout cela, ce qui touche à la perfection même, c'est que les gens qui nous traitent ainsi, et qui nous font tort soit dans nos biens, soit dans nos personnes, nous devons les mettre au rang de nos amis, et de nos plus chers amis : Jésus-Christ l'a commandé. Non-seulement,- dit-il, ajoutez des dons aux choses que l'on vous a ravies : mais le ravisseur lui-même, le spoliateur, aimez-le de l'amour le plus vif et le plus sincère. C'est bien là, en effet, ce que le Sauveur a voulu nous déclarer, quand il a dit : Priez pour ceux qui vous calomnient (Luc. VI, 28.) car on ne prie d'ordinaire que pour ses meilleurs amis. Gardez-vous de vouloir trouver de l'exagération dans ces paroles, évitez ce piège que vous tend le démon, écoutez les motifs que nous donne de ce précepte celui qui l'a proclamé : Si vous aimez ceux qui vous aiment , dit-il , quelle récompense en aurez-vous ? Les publicains n'en font-ils pas autant? Et si vous saluez ceux qui vous saluent, que faites-vous plus qu'eux ? Les païens n'en font-ils pas autant ? (Luc. VI, 32.) Puisque nous ne différons pas, sous ce rapport, des publicains et des païens, comment ne pas gémir, et gémir amèrement?
Encore si le mal que nous faisons n'allait pas plus loin; mais nous sommes si éloignés d'aimer nos ennemis que nous n'avons que de l'aversion et de la haine pour ceux qui nous aiment. En effet être jaloux, envieux, détruire par nos paroles comme par nos actions la renommée et la réputation du prochain, n'est-ce pas le fait de la haine et de l'aversion ? Il ne faut donc plus dire, nous ne sommes pas meilleurs, mais nous sommes pires que les païens. Le Sauveur nous a ordonné de prier pour ceux qui nous calomnient, et nous leur tendons des piéges; de bénir ceux qui nous maudissent., et nous les accablons de malédictions.
Je vous le demande , mon frère, se peut-il quelque chose de plus audacieux que cette opposition déclarée, que cette lutte opiniâtre que nous soutenons contre le divin Législateur, toujours rebelles à ses commandements les plus formels ?
Dans les paroles qui suivent celles que nous venons de citer, Jésus-Christ foudroie la vaine gloire , et nous, nous en faisons notre idole, elle préside à nos prières, à nos jeûnes, à nos aumônes , à toutes nos actions, à toute notre vie, nous sommes ses esclaves soumis et obéissants. Je ne m'étendrai pas sur ce sujet, ce que je pourrais en dire étant connu de tout le monde. Je n'ajouterai plus qu'un mot. Parmi les hommes , les uns professant un mépris absolu pour la loi divine, la violent, de propos délibéré, dans toutes ses prescriptions; les autres, après quelque velléité d'obéir, et quelques efforts- tentés pour garder certains préceptes, se perdent comme les premiers; parce qu'ils n'ont pas voulu se débarrasser des chaînes, de la vaine gloire. Celui-ci ne fait jamais l'aumône ; celui-là, il est vrai, donne aux pauvres quelque chose de son superflu; mais, comme` il agit par un motif de vaine gloire, il n'est pas dans une meilleure condition que celui qui n'a rien donné du tout.
Voilà comment nul n'échappe aux piéges de l'esprit malin. Si on évite celui de la vaine gloire, c'est pour tomber dans quelque autre plus dangereux encore. Car si le motif de la vaine gloire nous fait perdre tout le fruit de nos oeuvres, il existe des intentions plus mauvaises encore qui rendent nos actions non seulement inutiles, mais même punissables. J'en connais qui font du bien pour inspirer de l'amour et de la vénération à ceux qu'ils obligent, et nullement par crainte de Dieu ni par obéissance à sa loi. Quand nous voyons nos actions, les meilleures en elles-mêmes, si exposées à se corrompre par le venin des mauvaises intentions, quels motifs n'avons-nous pas de trembler pour notre salut, de nous humilier, de nous pénétrer de componction?
Quant à cette prière : Pardonnez-nous nos offenses , comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés (Matth. VI,12), qui la prononcera avec assurance? Quand nous ne cherchons pas à nuire à nos ennemis, notre coeur nourrit toujours contre eux un ressentiment implacable. Ce n'est pas ainsi que l'entend Notre Sauveur ; il veut que l'on pardonne encore d'une autre manière, il demande que nous mettions nos ennemis au nombre de nos meilleurs amis. C'est pourquoi il nous commande de prier pour eux. Vous ne leur faites point de tort, soit : mais vous vous détournez d'eux; mais vous ne les voyez pas avec plaisir; mais vous conservez dans votre coeur la plaie de la haine; plaie qui va grandissant toujours : vous n'accomplissez donc pas le commandement du Sauveur. Alors comment osez-vous prier Dieu de vous être propice quand vous ne l'êtes pas à ceux qui vous ont offensés : audace impie que le Sage a flétrie quand il a dit : Un homme garde rancune à un autre homme, et il demande au Seigneur de le guérir! Cet homme est sans miséricorde pour son égal, et il ose demander grâce pour son propre péché ! Cet homme est chair, et il conserve de la colère ! Et qui donc aura pitié de lui après son péché ? (Eccl. XXVIII, 3, 5.)
Je voudrais me taire; je voudrais m'en tenir là, et mettre fin à ce discours, tant j'éprouve de confusion, tant je rougis d'aller plus loin : plus j'avance et plus aussi je mets en évidence, par mes paroles, cette guerre à outrance que nous faisons aux commandements du divin Maître. Mais à quoi bon garder le silence quand notre conduite parle si haut, et que Celui qui nous jugera connaît clairement toutes nos fautes , même avant qu'elles soient commises? Poursuivons donc.
