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Avançons , et voyons ce qui suit : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, ne jetez pas vos perles devant les pourceaux. (Matth. VII, 6.) Telle est la recommandation, tel est le précepte du Christ; or, que faisons-nous ? Par une folle envie de nous distinguer, par le désir insensé de plaire aux hommes, nous foulons aux pieds ce précepte. Nous nous laissons séduire par des hommes corrompus et corrupteurs, des hommes sans foi, et souillés de tous les vices, et, sans examen aucun, nous les admettons à la participation des saints mystères ; oui, sans les avoir soumis à une rigoureuse épreuve, sans bien connaître leurs dispositions intimes, nous leurs révélons tout ce qui concerne nos dogmes; et avant qu'ils aient pu voir le vestibule du temple, nous les introduisons jusque dans le sanctuaire. Il en résulte une infinité de maux causés par ces chrétiens improvisés qui sortent de l'Eglise aussi facilement et aussi vite qu'ils y sont entrés. Et ce même précepte qui devrait plus que tout autre nous pénétrer d'une sainte horreur, ce n'est pas seulement dans les autres hommes que nous le traitons avec un mépris coupable, c'est encore en nous-mêmes lorsque, poussés par une criminelle effronterie, nous nous approchons des saints mystères sans avoir auparavant purifié notre âme de ses souillures.
Les préceptes suivants ne sont pas moins audacieusement violés par tous. Le Maître nous dit: Faites à autrui tout ce que vous voulez qu'on vous fasse à vous-mêmes. (Matth. VII, 12.) Et nous, nous faisons aux autres tout ce que nous ne voudrions pas que l'on nous fit à nous-mêmes. Il nous est commandé d'entrer par la porte étroite, et nous recherchons partout et toujours la voie large. Certes, que des séculiers embrassent et suivent la voie large, il n'y a pas, là de quoi s'étonner beaucoup; mais que des hommes soi-disant crucifiés, recherchent cette voie avec plus d'ardeur que tous les autres, c'est ce qui me cause une inexprimable surprise, ou plutôt c'est, à mes yeux, une vraie énigme.
Or, la plupart des moines en sont malheureusement là. Voyez-les, en effet, tous ou à peu près : les appelez-vous à remplir quelque office, vous les entendez demander avant tout s'ils peuvent espérer du repos dans la fonction que vous leur proposez, si vous vous engagez à leur laisser du repos; enfin, partout et toujours, ils jettent en avant ce mot de repos. Que dis-tu là, chrétien ? Quoi ! il t'a été prescrit de suivre la voie étroite, et tu parles de repos ! Il t'a été ordonné d'entrer par la porte étroite, et tu recherches la voie large ! Se peut-il une perversité plus grande, un renversement plus complet de l'ordre? En parlant de la sorte, mon intention n'est pas d'inculper, ni de condamner qui que ce soit; non : mais écoutez ce qui m'est arrivé à moi-même; il n'y a pas longtemps encore que je. résolus de quitter la ville, pour venir habiter sous les tentes des solitaires. Eh bien ! quelles étaient alors mes pensées, mes soucis? Le dirai-je? J'étais tout entier aux réflexions suivantes D'où me viendra le nécessaire? aurai-je à manger du pain frais chaque jour? ne m'obligera-t-on pas à me servir de la même huile pour la lampe et pour les aliments? ne serai-je point forcé de manger de misérables légumes, et condamné à de pénibles travaux, tels que bêcher la terre, porter l'eau et le bois, et remplir toutes sortes d'autres fonctions de cette nature : en un mot, le repos, le repos, tel était l'objet de mes pensées, de mes continuelles inquiétudes.
Quand les gens du monde acceptent quelque charge chez les princes, quelque emploi dans le gouvernement, ils n'ont jamais souci de pareilles choses; ils examinent seulement si cette charge, si cet emploi leur rapportera du profit; et, quand ils peuvent se promettre quelque gain, un gain temporel, il n'y a ni peines, ni dangers, ni déshonneur, ni servitude, ni lointains voyages, ni séjour à l'étranger, ni insultes, ni mauvais traitements, ni revers qui puissent lés effrayer : la menace d'être à la fin frustrés dans leur espoir, comme cela ne se voit que trop, la crainte d'une mort prématurée, l'éloignement des proches, l'abandon d'une tendre épouse, d'enfants chéris, enfin tout ce qu'il y a de plus pénible au monde, ils le comptent pour rien; ils n'y songent même pas un instant. L'argent, l'argent, voilà ce qu'ils convoitent, ce qui les remplit d'une sorte d'ivresse, qui leur fait tout braver, tout surmonter pour atteindre leur but.
Et nous, à qui est offert en récompense non un argent périssable, non la terre elle-même, mais le Ciel avec tous ses biens, et quels biens ! des biens que l'oeil n'a point vus, que l'oreille n'a point entendus, que le coeur n'a point compris, nous ne songeons qu'au repos ! Nous sommes donc plus lâches et en même temps bien plus à plaindre que les gens du monde.
O homme, que dis-tu là? tu es destiné au Ciel, tu dois en posséder le royaume, et voilà que tu t'informes si, dans ton chemin, dans ton pèlerinage, quelques difficultés t'attendent ! et tu n'es pas honteux ! et tu ne rougis pas l et tu ne cours pas te cacher sous terre !
Hé ! mon ami, suppose réunis tous les maux du monde : calomnies, outrages, affronts; le fer, le feu, le glaive, les bêtes féroces et les naufrages; la faim, la maladie, en un mot tous les malheurs qui sont arrivés depuis l'origine jusqu'à maintenant; te voilà en face de tous ces maux : que dois-tu faire? Il n'y a qu'une conduite à tenir pour un chrétien en pareille circonstance, c'est de se rire de tout cela, c'est de mépriser ces calamités terrestres, de n'y pas même faire attention. Ne pas agir ainsi serait d'une âme basse, méprisable et digne de pitié.
Oui, celui qui est épris du désir des choses célestes, je ne dis pas seulement qu'il doit s'interdire toute recherche du repos, mais je dis de plus que, si-le repos vient le trouver, il doit être mort à ses attraits.
Eh quoi ! ceux qui brûlent du feu de l'amour profane se livrent si entièrement à l'objet de leur tendresse, que rien dans la vie, excepté la personne aimée et sa société , ne leur sourit et ne leur plaît, et nous qui avons livré nos coeurs non à un amour insensé, mais au plus noble, au plus élevé de tous les amours, loin de mépriser le repos, quand il se présente, nous courons après lui, quand il ne se présente pas; est-ce là de la raison?
