XXX.
Mais que répondre à tout le reste? D'abord si les |61 vivants naissaient des morts, de même que les morts des vivants, le nombre des hommes serait demeuré immuable et identique à celui des hommes qui entrèrent la première fois dans la vie. Car les vivants ont devancé les morts; puis les morts après les vivants; puis encore les vivants après les morts. Et en naissant toujours les uns des autres, le nombre ne s'en serait jamais accru, puisqu'ils naissent toujours des mêmes. Jamais plus d'ames, jamais moins d'ames pour sortir que pour rentrer. Cependant nous lisons dans les monuments des antiquités humaines, que le genre humain s'est accru par degré, soit que les peuples aborigènes, nomades, bannis ou conquérants s'emparent de nouvelles terres, tels que les Scythes envahissant l'empire des Parthes, Amyclée le Péloponèse, Athènes l'Asie, les Phrygiens l'Italie, les Phéniciens l'Asie; soit que les migrations ordinaires, nommées apœcies, afin de se débarrasser d'un surcroît de population, versent sur les frontières éloignées l'essaim d'une nation. Car les Aborigènes restent aujourd'hui dans leurs demeures, et ils ont multiplié ailleurs leur nation. Assurément il suffit de jeter les yeux sur l'univers pour reconnaître qu'il devient de jour en jour plus riche et plus peuplé qu'autrefois. Tout est frayé; tout est connu; tout s'ouvre au commerce. De riantes métairies ont effacé les déserts les plus fameux; les champs ont dompté les forêts; les troupeaux ont mis en fuite les animaux sauvages; les sables sont ensemencés; l'arbre croît sur les pierres; les marais sont desséchés; il s'élève plus de villes aujourd'hui qu'autrefois de masures. Les îles ont cessé d'être un lieu d'horreur; les rochers n'ont plus rien qui épouvante; partout des maisons, partout un peuple, partout une république, partout la vie. Comme témoignage décisif de l'accroissement du genre humain, nous sommes un fardeau pour le monde; à peine si les éléments nous suffisent; les nécessités deviennent plus pressantes; cette plainte est dans toutes les bouches: la nature va nous manquer. Il est bien vrai que les pestes, |62 les famines, les guerres, les gouffres qui ensevelissent les cités, doivent être regardés comme un remède, espèce de tonte pour les accroissements du genre humain. Toutefois, quoique ces sortes de haches moissonnent à la fois une grande multitude d'hommes, jamais cependant l'univers n'a encore vu avec effroi, au bout de mille ans1, la résurrection de cette multitude, ramenant la vie après la mort. La balance entre la perte et le rétablissement aurait cependant rendu la chose sensible, s'il était vrai que les vivants naquissent des morts. Ensuite, pourquoi les morts revivent-ils au bout de mille ans, et non pas aussitôt, puisque si l'objet disparu n'est pas réparé sur-le-champ, il court risque d'être complètement anéanti, la perte l'emportant sur la compensation? En effet, la course de la vie présente ne serait pas en proportion avec cette révolution de mille ans, puisqu'elle est beaucoup plus courte, et conséquemment plus facile à éteindre qu'à rallumer. Ainsi, la perte et le rétablissement n'ayant pas lieu, tandis qu'ils devraient survenir si les morts renaissaient des vivants, il est faux que la mort engendre la vie.
Platon avait dit dans le Phèdre, et au 10e livre de la République, qu'au bout de mille ans, le genre humain aurait complètement réparé ses pertes: Universam orbis fore restitutionem post mille annos. ↩
