XLIII.
Discutons d'abord sur le sommeil; nous chercherons ensuite ce que devient l'âme après la mort. Le sommeil n'est pas quelque chose de surnaturel, comme il plaît à certains philosophes de le soutenir, lorsqu'ils lui assignent pour cause des raisons en dehors de la nature. Les stoïciens voient dans le sommeil l'affaissement de la vigueur des sens; les épicuriens, la diminution de l'esprit animal; Anaxagore avec Xénophane, une défaillance; Empédocle et Parménide, un refroidissement; Straton, la séparation de l'esprit né avec l'homme; Démocrite, un dénuement d'esprit; Aristote, un engourdissement de la chaleur qui environne le cœur. Pour moi, je ne crois pas avoir jamais dormi de manière à reconnaître quelqu'une de ces assertions. En effet, je n'irai pas croire que la défaillance soit le sommeil, qui est plutôt l'opposé de la défaillance, qu'il fait disparaître. Il est vrai de dire que l'homme est plutôt fortifié que fatigué par le sommeil. D'ailleurs, le sommeil ne naît pas toujours à la suite de la fatigue; et cependant quand il vient d'elle, elle n'existe plus. Je n'admettrai pas davantage le refroidissement, ni un engourdissement de la chaleur qui environne le cœur, puisque les corps s'échauffent tellement par le sommeil, que la répartition des aliments pendant le sommeil ne s'exécuterait pas aisément par une chaleur précipitée, pas plus que par les lenteurs du refroidissement, si le sommeil nous refroidissait. Il y a plus. La sueur est le témoignage d'une digestion brûlante. Enfin on dit que l'estomac cuit les aliments, ce qui est un effet de la chaleur et non du froid. Par conséquent, l'immortalité de l'âme ne nous permet de croire ni à une diminution de l'esprit animal, ni à la rareté de l'esprit, ni à la séparation de l'esprit né avec nous; l'âme périt si on l'amoindrit. |86
Il reste à examiner si nous pouvons dire avec les stoïciens que le sommeil est le relâchement de la vigueur des sens, puisqu'il n'amène que le repos du corps et non celui de l'âme. L'âme, en effet, toujours active, toujours en exercice, ne succombe jamais au repos, chose étrangère à l'essence de l'immortalité; car rien de ce qui est immortel n'admet la fin de son action; or le sommeil est la fin de l'action. En un mot, le corps, soumis à la mortalité, est le seul dont l'action soit interrompue par le repos. Celui donc qui doutera que le sommeil soit conforme à la nature, a déjà, il est vrai, les philosophes qui révoquent en doute, la distinction entre les choses naturelles et extra-naturelles, pour lui apprendre qu'il peut attribuer à la nature les choses qu'il estimait hors de la nature, parce qu'elle leur a donné un mode d'existence, tel qu'elles paraissent en dehors de la nature, et conséquemment ou toutes naturelles, ou toutes contraires à la nature. Mais chez nous il pourra entendre ce que suggère la contemplation de Dieu, auteur de tout ce qui est l'objet de la discussion. Nous croyons en effet que la nature, si elle est quelque chose, est une œuvre raisonnable de Dieu. Or, la sagesse préside au sommeil, qui est si favorable, si utile, si nécessaire, qu'aucune âme ne subsiste long-temps sans lui. N'est-ce pas lui qui répare les corps, renouvelle les forces, témoigne de la santé, suspend les travaux, guérit les fatigues? N'est-ce pas pour que nous en goûtions les légitimes douceurs que le jour disparaît et que la nuit revient régulièrement, enlevant même aux objets leur couleur? Que si le sommeil est chose vitale, salutaire, secourable, il n'y a rien de ce genre qui ne soit raisonnable, rien qui ne soit naturel. Ainsi les médecins relèguent hors des limites de la nature tout ce qui est le contraire d'une chose vitale, salutaire, secourable. Car en déclarant que les affections frénétique et cardiaque, opposées au sommeil, sont en dehors de la nature, ils ont décidé d'avance que le sommeil était conforme à la nature. De plus, en remarquant qu'il n'était |87 pas naturel dans la léthargie, ils attestent avec nous que le sommeil est naturel lorsqu'il est dans ses conditions. Toute propriété naturelle, en effet, s'anéantit par défaut ou par excès, tandis qu'elle se conserve dans les limites de sa mesure. Ainsi une chose sera naturelle dans son essence, qui cessera de l'être si elle s'affaiblit ou s'exagère. Qu'arrivera-t-il, si vous retranchez l'aliment et la boisson des lois de la nature? car la préparation au sommeil est là principalement. Il est certain que l'homme en fut comme rassasié dès le commencement de sa nature. Si tu cherches à t'instruire auprès de Dieu, tu verras Adam, principe du genre humain, goûter le sommeil avant de soupirer après le repos, s'endormir avant d'avoir vaqué au travail, que dis-je? avant d'avoir mangé, avant d'avoir parlé, afin de nous apprendre que le sommeil naturel est une faculté qui domine toutes les autres facultés naturelles.
De là vient que nous regardons le sommeil, même alors, comme une image de la mort. Si, en effet, Adam figurait le Christ, le sommeil d'Adam était la mort du Christ dormant un jour dans la mort, afin que l'Eglise, véritable mère des vivants, fût figurée par la blessure qui ouvrit son côté. Voilà pourquoi un sommeil si silutaire, si rationnel, est pris déjà pour modèle de la mort commune au genre humain. Dieu, qui d'ailleurs n'a rien établi dans ses dispensations qui n'ait sa figure, a voulu, d'après le paradigme de Platon, ébaucher tous les jours plus complètement sous nos yeux le dessein de l'origine et de la fin humaines, tendant ainsi la main à notre foi, afin de lui venir mieux en aide par des images et des paraboles, dans les discours comme dans les choses. Il expose donc à tes regards le corps brisé par la puissance bienfaisante du sommeil, abattu par l'agréable nécessité du repos, dans un état d'immobilité tel qu'il fut gisant avant de vivre, tel qu'il sera gisant après la mort, témoignage de sa formation et de sa sépulture, et attendant l'âme, comme s'il ne l'avait pas encore, ou qu'elle lui fût déjà retirée. Mais |88 l'âme est affectée de telle sorte qu'elle semble exercer ailleurs son activité, apprenant ainsi à s'absenter un jour en dissimulant déjà sa présence; toutefois elle rêve pendant cet intervalle sans se reposer, sans se livrer à l'inaction, sans asservir au joug du sommeil sa nature immortelle. Elle prouve qu'elle est toujours mobile; sur terre, sur mer, elle voyage, commerce, s'agite, travaille, joue, se plaint, se réjouit, poursuit ce qui est licite et ce qui ne l'est pas, montre que, même sans le corps, elle peut beaucoup, parce qu'elle est pourvue de ses organes, mais éprouve néanmoins la nécessité d'imprimer de nouveau le mouvement au corps. Ainsi le corps, rendu à ses fonctions lorsqu'il s'éveille, te confirme la résurrection des morts. Telle sera la raison naturelle et la nature raisonnable du sommeil. Jusque par l'image de la mort, tu es initié à la foi, tu nourris l'espérance, tu apprends à mourir et à vivre, tu apprends à veiller pendant que tu dors.
