CHAPITRE II.
DE CE QUI A ÉTÉ FIGURÉ PROPHÉTIQUEMENT DANS LES ENFANTS DE NOÉ.
Mais les événements ont assez découvert ce que ces mystères tenaient caché. Qui ne reconnaît, à considérer les choses avec un peu de soin et quelque lumière, que les prophéties sont accomplies en Jésus-Christ? Sem, de qui le Sauveur est né selon la chair, signifie Renommé. Or, qu’y a-t-il de plus renommé que Jésus-Christ dont le nom jette une odeur si agréable de toutes parts qu’il est comparé, dans le Cantique des cantiques, à un parfum épanché1? N’est-ce pas aussi dans les maisons de Jésus-Christ, c’est-à-dire dans ses églises, qu’habite cette multitude nombreuse de nations figurée par Japhet, qui signifie Etendue? Pour Cham, qui signifie Chaud, Cham, dis-je, qui était le second fils de Noé, entre Sem et Japhet, comme se distinguant de l’un et de l’autre, et ne faisant partie ni des prémices d’Israël, ni de la plénitude des Gentils, que figure-t-il, sinon les hérétiques, hommes ardents et animés, non de l’esprit de sagesse, mais d’une impatience qui les transporte et leur fait troubler le repos des fidèles? Cette ardeur aveugle tourne, du reste, au profit de ceux qui s’avancent dans la vertu, suivant cette parole de l’Apôtre « Il faut qu’il y ait des hérésies, afin que l’on reconnaisse par là ceux qui sont solidement vertueux2 ». C’est pour cela qu’il est écrit ailleurs : « Un homme sage se servira utilement de celui qui ne l’est pas3 ». Tandis que la chaleur inquiète des hérétiques, agite plusieurs questions qui concernent la foi, leur contradiction nous oblige de les examiner avec plus de soin, afin de pouvoir mieux les défendre contre eux, en sorte que les difficultés qu’ils proposent servent à l’instruction des fidèles. On peut dire aussi que non-seulement ceux qui sont publiquement séparés de l’Eglise, mais encore tous ceux qui, se glorifiant d’être chrétiens, vivent mal, sont représentés par le second fils de Noé; car ils annoncent par leur foi la passion du Sauveur figurée par la nudité de ce patriarche, et en même temps ils la déshonorent par leurs actions. C’est d’eux qu’il est dit : « Vous les reconnaîtrez par leurs fruits4 ». De là vient que Cham fut maudit en son fils comme en son fruit, c’est. à-dire en son oeuvre, et que Chanaan signifie leurs mouvements, c’est-à-dire leurs oeuvres. Quant à Sem et Japhet, c’est-à-dire la circoncision et l’incirconcision (ou, pour les désigner autrement avec l’Apôtre, les Juifs et les Gentils, mais appelés et justifiés), ayant connu en quelque façon que j’ignore la nudité de leur père, laquelle figure la passion du Rédempteur, ils prirent leur manteau sur leurs épaules, et, marchant à reculons, en couvrirent Noé et ne voulurent point voir ce que le respect leur faisait cacher5. Ainsi, nous honorons ce qui a été fait pour nous dans la passion de Jésus-Christ, et nous ne laissons pas toutefois d’avoir en horreur le crime des Juifs. Le manteau que prirent ces deux enfants de Noé pour couvrir la nudité de leur père, signifie le divin sacrement, et leurs épaules, la mémoire des choses passées, parce que l’Eglise célèbre la passion du Sauveur comme déjà arrivée, et ne la regarde pas comme une chose à venir, maintenant que Japhet demeure dans les maisons de Sem et que leur mauvais frère habite au milieu d’eux.
Mais ce mauvais frère est esclave de ses bons frères en son fils, c’est-à-dire en son oeuvre, lorsque les gens de bien se servent des méchants ou pour l’exercice de leur patience , ou pour l’affermissement de leur vertu. En effet, l’Apôtre témoigne qu’il y en a qui ne prêchent pas Jésus-Christ avec une intention pure. « Mais pourvu, dit-il, que Jésus-Christ soit annoncé, par prétexte ou par un vrai zèle, il n’importe, je m’en réjouis et m’en réjouirai toujours6 ». C’est Jésus-Christ qui a planté la vigne, dont le Prophète dit: « La vigne du Seigneur des armées, c’est la maison d’Israël7». Et il a bu du vin de cette vigne, soit que par ce vin on entende le calice dont il dit aux enfants de Zébédée: « Pouvez-vous boire le calice que je dois boire8 ? » et encore : « Mon père, si cela se peut, que ce calice passe sans que je le boive9 ! » par où il marque sans contredit sa passion, soit que, comme le vin est le fruit de la vigne, on veuille entendre plutôt par là qu’il a pris de la vigne même, c’est-à-dire de la race des Israélites, sa chair et son sang, afin de pouvoir souffrir pour nous, et qu’il s’est enivré et qu’il a été nu10, parce que c’est là qu’a paru sa faiblesse, dont l’Apôtre dit : « S’il a été crucifié, c’est un effet de sa faiblesse11 ». Mais ainsi qua. le déclare le même Apôtre : « Ce qui paraît faiblesse en Dieu est plus fort que toute la force des hommes, et sa folie apparente est plus sage que toute leur sagesse12 ». Quand l’Ecriture, après avoir dit de Noé qu’il demeura nu13 ajoute : dans sa maison, cela montre ingénieusement que c’étaient des hommes de même origine que Jésus-Christ, savoir des Juifs, qui devaient lui faire souffrir le supplice de la mort et de la croix. Les réprouvés annoncent cette passion de Jésus-Christ seulement de bouche et au dehors, parce qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils annoncent; mais les gens de bien portent gravé au dedans d’eux-mêmes un si grand mystère, et adorent dans leur coeur cette faiblesse et cette folie de Dieu, parce qu’elles surpassent tout ce qu’il y a de plus fort et de plus sage parmi les hommes. C’est ce qui est très-bien figuré, d’un côté, par Cham, qui sortit pour publier la nudité de son père, et, de l’autre, par Sem et Japhet qui, touchés de respect, entrèrent pour la cacher, fidèle image de ceux qui honorent intérieurement ce mystère.
Nous sondons ces secrets de l’Ecriture comme nous pouvons. D’autres le feront peut-être avec plus ou moins de succès; mais, de quelque façon qu’on le fasse, il faut toujours tenir pour constant que ces choses n’ont pas été faites ni écrites sans mystère, et qu’il ne les faut rapporter qu’à Jésus-Christ et à son Eglise, qui est la Cité de Dieu annoncée dès le commencement du monde par des figures dont nous voyons tous les jours la réalité. L’Ecriture donc, après avoir parlé de la bénédiction des deux enfants de Noé et de la malédiction du second, ne fait mention jusqu’à Abraham d’aucun serviteur du vrai Dieu. Ce n’est pas néanmoins, à mon avis, qu’il n’y en ait eu quelques-uns dans cet espace de temps, qui est de plus de mille ans14, mais c’est qu’il aurait été trop long de les rapporter tous, et que cela serait plus de l’exactitude d’un historien que de la prévoyance d’un prophète. Aussi bien, le dessein de l’auteur des saintes lettres, ou plutôt de l’esprit de Dieu, dont il était l’organe, n’est pas seulement de raconter le passé, mais d’annoncer l’avenir, en tant qu’il concerne la Cité de Dieu. Tout ce qui y est dit de ceux qui n’en sont pas les citoyens, n’est que pour lui servir d’instruction ou pour rehausser sa gloire. Il rie faut pas s’imaginer toutefois que tous les événements qui y sont rapportés aient une signification mystique; mais ce qui ne signifie rien y est mis en vue de ce qui a une signification. Il n’y a que le soc qui fende la terre, mais pour cela les autres parties de la charrue sont nécessaires. Dans les instruments de musique , on ne touche que les cordes ; elles seules font le son, et néanmoins on y joint d’autres ressorts qui servent à nouer et à tendre ces cordes retentissantes. Ainsi, dans l’histoire prophétique, on marque quelques événements qui n’ont aucune portée figurative, afin d’y attacher, pour ainsi dire, ceux qui figurent quelque chose.
Cant. I, 2. ↩
I Cor, II, 19. ↩
Prov. X, 4. ↩
Matt. VII, 20. ↩
Gen. IX, 23. ↩
Philipp. I, 15, 17 et 18. ↩
Isa V, 7. ↩
Matt. XX, 22. ↩
Ibid. XXVI, 39. ↩
Gen. IX, 21. ↩
II Cor. XIII, 4. ↩
I Cor.I, 25. ↩
Gen. IX, 21. ↩
Ce chiffre est celui de la version des Septante; il est beaucoup moindre dans le texte hébreu et dans la Vulgate. ↩
