CHAPITRE XXIV.
CE QUE SIGNIFIE LE SACRIFICE QUE DIEU COMMANDA A ABRAHAM DE LUI OFFRIR, QUAND CE PATRIARCHE LE PRIA DE LUI DONNER QUELQUE SIGNE DE L’ACCOMPLISSEMENT DE SA PROMESSE,
Dans cette même vision, Dieu lui dit encore : « Je suis le Dieu qui vous ai tiré du pays des Chaldéens, pour vous donner cette terre et vous en mettre en possession ». Sur quoi, Abraham lui ayant demandé comment il connaîtrait qu’il la devait posséder, Dieu lui répondit: « Prenez une génisse de trois ans, une chèvre et un bélier de même âge, avec une tourterelle et une colombe ». Abraham prit tous ces animaux; et, après les avoir divisés en deux, mit ces moitiés vis-à-vis l’une de l’autre; mais il ne divisa point les oiseaux. Alors, comme il est écrit, les oiseaux descendirent sur ces corps qui étaient divisés, et Abraham s’assit auprès d’eux. Sur le coucher du soleil il fut saisi d’une grande frayeur qui le couvrit de ténèbres épaisses, et il lui fut dit : « Sachez que votre postérité demeurera parmi des étrangers qui la persécuteront et la réduiront en servitude l’espace de quatre cents ans; mais je ferai justice de leurs oppresseurs, et elle sortira de leurs mains, chargée de dépouilles. Pour vous, vous vous en irez en paix avec vos pères, comblé d’une heureuse vieillesse, et vos descendants ne reviendront ici qu’à la quatrième génération, car les Amorrhéens n’ont pas encore comblé la mesure de leurs crimes ». Comme le soleil fut couché, une flamme s’éleva tout à coup et l’on vit une fournaise fumante et des brandons de feu qui passèrent au milieu des animaux divisés. Ce jour-là, Dieu fit alliance avec Abraham et lui dit : « Je donnerai cette terre à vos enfants, depuis le fleuve d’Egypte jusqu’au grand fleuve d’Euphrate; je leur donnerai les Cénéens, les Cénézéens, les Cedmonéens, les Céthéens, les Phéréséens, les Raphaïms, les Amorrhéens, les Chananéens, les Evéens, les Gergéséens et les Jébuséens1 »
Voilà ce qui se passa dans cette vision; mais l’expliquer en détail nous mènerait trop loin et passerait toutes les bornes de cet ouvrage. Il suffira de dire ici qu’Abraham ne perdit pas la foi dont l’Ecriture le loue, pour avoir dit à Dieu: « Seigneur, comment connaîtrai-je que je dois posséder cette terre? » Il ne dit pas: Comment se pourra-t-il faire que je la possède? comme s’il doutait de la promesse de Dieu, mais : Comment connaîtrai-je que je dois la posséder? afin d’avoir quelque signe qui lui fit connaître la manière dont cela devait se passer : de même que la Vierge Marie n’entra en aucune défiance de ce que l’ange lui annonçait, quand elle dit: « Comment cela se fera-t-il, car je ne connais point « d’homme2? » Elle ne doutait point de la chose, mais elle s’informait de la manière3. C’est pourquoi l’ange lui répondit : « Le Saint-Esprit surviendra en vous, et la vertu du Très-Haut vous couvrira de son ombre4 ». Ici, de même, Dieu donna à Abraham le signe d’animaux immolés, comme la figure de ce qui devait arriver et dont il ne doutait pas. Par la génisse était signifié le peuple juif soumis au joug de la loi; par la chèvre, le même peuple pécheur, et par le bélier, le même encore régnant et dominant. Ces animaux ont trois ans, à cause des trois époques fort remarquables: depuis Adam jusqu’à Noé, depuis Noé jusqu’à Abraham, et depuis Abraham jusqu’à David, qui, le premier d’entre les Israélites, monta sur le trône par la volonté de Dieu après la réprobation de Saül, dernière époque durant laquelle ce peuple prit ses plus grands accroissements. Que cela figuré ce que je dis, ou toute autre chose, au moins ne douté-je point que les hommes spirituels ne soient désignés par la tourterelle et par la colombe; d’où vient qu’il est dit qu’Abraham ne divisa point les oiseaux. En effet, les charnels sont divisés entre eux, mais non les spirituels, soit qu’ils se retirent du commerce des hommes, comme la tourterelle, soit qu’ils vivent avec eux, comme la colombe. Quoi qu’il en soit, l’un comme l’autre de ces deux oiseaux est simple et innocent; et ils étaient un signe que, même dans ce peuple juif, à qui cette terre devait être donnée, il y aurait des enfants de promission et des héritiers du royaume et de la félicité éternelle. Pour les oiseaux qui descendirent sur ces corps divisés, ils figurent les malins esprits, habitants de l’air et toujours empressés de se repaître de la division des hommes charnels.
Abraham, venant s’asseoir auprès d’eux, signifie que, même au milieu de ces divisions des hommes charnels, il y aura toujours quelques vrais fidèles jusqu’à la fin du monde. Par la frayeur dont Abraham fut saisi vers le coucher du soleil, entendez que, vers la fin du monde, il s’élèvera une cruelle persécution contre les fidèles, selon cette parole de Notre-Seigneur dans l’Evangile : « La persécution sera si grande alors, qu’il n’y en a jamais eu de pareille5 »
Quant à ces paroles de Dieu à Abraham: « Sachez que votre postérité demeurera parmi des étrangers qui la persécuteront et la tiendront captive l’espace de quatre cents ans », cela s’entend sans difficulté du peuple juif qui devait être captif en Egypte. Ce n’est pas néanmoins que sa captivité ait duré quatre cents ans, mais elle devait arriver dans cet espace de temps; de même que l’Ecriture dit de Tharé, père d’Abraham, que tout le temps de sa vie à Charra fut de deux cent cinq ans6, non qu’il ait passé toute sa vie en ce lieu, mais parce qu’il y acheva le reste de ses jours. Au reste, l’Ecriture dit quatre cents ans pour faire un compte rond, car il y en a un peu plus, soit qu’on les prenne du temps que cette promesse fut faite à Abraham, ou du temps de la naissance d’Isaac. Ainsi que nous l’avons déjà dit, depuis la soixante-quinzième année de la vie d’Abraham que la première promesse lui fut faite, jusqu’à la sortie d’Egypte, on compte quatre cent trente ans, dont l’Apôtre parle ainsi: « Ce que je veux dire, c’est que Dieu ayant contracté une alliance avec Abraham, la loi, qui n’a été donnée que quatre cents ans après, ne l’a pu rendre nulle, ni anéantir la promesse faite à ce patriarche7 ». L’Ecriture a donc fort bien pu appeler ici quatre cents ans ces quatre cent trente ans; outre que depuis la première promesse faite à Abraham jusqu’à celle-ci, cinq années s’étaient déjà écoulées, et vingt-cinq jusqu’à la naissance d’Isaac8 .
Ce qu’elle ajoute que le soleil étant déjà couché, une flamme s’éleva tout d’un coup, et que l’on vit une fournaise fumante et des brandons de feu qui passèrent au milieu des animaux divisés, cela signifie qu’à la fin du monde les charnels seront jugés par le feu. De même, en effet, que la persécution de la Cité de Dieu, qui sera la plus grande de toutes sous l’Antéchrist, est marquée par cette frayeur extraordinaire qui saisit Abraham sur le coucher du soleil, symbole de la fin du monde, ainsi ce feu, qui parut après que le soleil fut couché, marque le jour du jugement qui séparera les hommes charnels que le feu doit sauver, de ceux qui sont destinés à être damnés dans ce feu. Enfin, l’alliance de Dieu avec Abraham, signifie proprement la terre de Chanaan, où onze nations9 sont nommées depuis le fleuve d’Egypte jusqu’au grand fleuve d’Euphrate. Or, par le fleuve d’Egypte, il ne faut pas entendre le Nil, mais un petit fleuve qui la sépare de la Palestine et passe à Rhinocorure10.
Gen. XV, 7-21 ↩
Luc, I, 34. ↩
Comp. saint Ambroise, De Abrah. patr., lib. II, cap. 8. ↩
Luc, I, 35. ↩
Matth. XXIV, 21. ↩
Gen. XI, 32. ↩
Galat. III, 17. ↩
Comp. saint Augustin, Quœst. in Exod., qu. 47. ↩
Onze, suivant les Septante; car la Vulgate et le texte hébreu nomment dix nations seulement. ↩
Rhinocorure, ou Rhinocolure, ville située sur les confins de l’Egypte et de l’Arabie. Voyez Diodore de Sicile (lib. II, cap. 62). ↩
