CHAPITRE IV.
DE BABYLONE ET DE LA CONFUSION DES LANGUES.
Mais, quoique l’Ecriture rapporte que ces nations furent divisées chacune en leur langue, elle ne laisse pas ensuite de revenir au temps où elles n’avaient toutes qu’un seul langage, et de déclarer comment arriva la différence qui y survint. « Toute la terre, dit-elle, parlait une même langue, lorsque les hommes, s’éloignant de l’Orient, trouvèrent une plaine dans la contrée de Sennaar, où ils s’établirent. Alors ils se dirent l’un à l’autre:
«Venez, faisons des briques et les cuisons au feu. ils prirent donc des briques au lieu de pierres, et du bitume au lieu de mortier, et dirent: Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet s’élève jusqu’au ciel, et faisons parler de nous avant de nous séparer. Mais le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les enfants des hommes bâtissaient, et il dit: Voilà un seul peuple et une même langue, et, maintenant qu’ils ont commencé ceci, ils ne s’arrêteront qu’après l’avoir achevé. Venez donc, descendons et confondons leur langue, en sorte qu’ils ne s’entendent plus l’un l’autre. Et le Seigneur les dispersa par toute la terre, et ils cessèrent de travailler à la ville et à la tour. De là vient que ce lieu fut appelé Confusion, parce que ce fut là que Dieu confondit le langage des hommes et qu’il les dispersa ensuite par tout le monde1 ». Cette ville, qui fut appelée Confusion, c’est Babylone, et l’histoire profane elle-même en célèbre la construction merveilleuse. En effet, Babylone signifie Confusion, et nous voyons par là que le géant Nebroth en fut le fondateur, comme l’Ecriture l’avait indiqué auparavant en disant que Babylone était la capitale de son royaume, quoiqu’elle ne fût pas arrivée au point de grandeur où l’orgueil et l’impiété des hommes se flattaient de la porter. Ils prétendaient la faire extraordinairement haute et l’élever jusqu’au ciel, comme parlait l’Ecriture, soit qu’ils n’eussent ce dessein que pour une des tours de la ville, soit qu’ils l’étendissent à toutes; l’Ecriture ne parle que d’une, mais c’est peut-être de la même manière qu’elle dit le soldat pour signifier toute une armée, ou la grenouille et la sauterelle pour exprimer cette multitude de grenouilles et de sauterelles qui furent deux des plaies qui affligèrent l’Egypte2. Mais qu’espéraient entreprendre contre Dieu ces hommes téméraires et présomptueux avec cette masse de pierres, quand ils l’auraient élevée au-dessus de toutes les montagnes et de la plus haute région de l’air? En quoi peut nuire à Dieu quelque élévation que ce soit de corps ou d’esprit? Le sûr et véritable chemin pour monter au ciel est l’humilité. Elle élève le coeur en haut, mais au Seigneur, et non pas contre le Seigneur, comme l’Ecriture le dit de ce géant, qui était un chasseur contre le Seigneur3. C’est en effet ainsi qu’il faut traduire, et non : devant le Seigneur, comme ont fait quelques-uns, trompés par l’équivoque du mot grec, qui peut signifier l’un et l’autre4. La vérité est qu’il est employé au dernier sens dans ce verset du psaume: « Pleurons devant le Seigneur qui nous a faits5 »; et au premier dans le livre de Job, lorsqu’il est dit: « Vous vous êtes emportés de colère contre le Seigneur6 ».Et que veut dire un chasseur sinon un trompeur, un meurtrier et un assassin des animaux de la terre? Il élevait donc une tour contre Dieu avec son peuple, ce qui signifie un orgueil impie, et Dieu punit avec justice leur mauvaise intention, quoiqu’elle n’ait pas réussi. Mais de quelle façon la punit-il? Comme la langue est l’instrument de la domination, c’est en elle que l’orgueil a été puni, tellement que l’homme, qui n’avait pas voulu entendre les commandements de Dieu, n’a point été à son tour entendu des hommes, quand il a voulu leur commander. Ainsi fut dissipée cette conspiration, chacun se séparant de celui qu’il n’entendait pas pour se joindre à celui qu’il entendait; et les peuples furent divisés selon les langues et dispersés dans toutes les contrées de la terre par la volonté de Dieu, qui se servit pour cela de moyens qui nous sont tout à fait cachés et incompréhensibles.
