A MARCELLA. RÉPONSE A DIVERSES QUESTIONS SUR L'ÉCRITURE SAINTE.
Lettre écrite du monastère de Bethléem, en 396.
Vous me proposez de grandes questions, et en me les proposant vous m'instruisez moi; même et me retirez de mon apathie actuelle.
Vous me demandez d'abord quelles sont ces choses dont parle saint Paul, « que l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, que le coeur de l'homme n'a jamais connues, et que Dieu a préparées pour ceux qui l'aiment? » Et comment cet apôtre a pu dire
« Mais pour nous, Dieu nous les a révélées par son Esprit ? » Car si Dieu les a révélées à saint Paul, pourquoi ne pourrions-nous pas comprendre ce que cet apôtre a depuis révélé lui-même aux autres?
Je vous réponds en peu de mots que nous ne devons point porter notre curiosité jusqu'à vouloir connaître ce que l’oeil n'a point vu, ce que l'oreille n'a point entendu et ce que le coeur de l'homme n'a jamais conçu. Car si l'on ignore ce que c'est, comment peut-on le comprendre? Nous ne saurions voir durant la vie présente ce que Dieu nous promet dans la vie future. « Quand on voit ce qu'on a espéré, » dit le même apôtre, « ce n'est plus espérance, » c'est une possession paisible et assurée de ce que l'on a espéré. Ainsi, vouloir comprendre des choses qui surpassent l'intelligence humaine, c'est colonie si quelqu'un disait : « Faites-moi voir ce qui est invisible, dites-moi ce qu'on ne peut entendre, expliquez-moi ce qu'aucun ne peut concevoir. » Saint Paul veut donc dire que les choses spirituelles sont entièrement au-dessus des sens et des pensées d'un homme mortel. « Si nous avons connu Jésus-Christ selon la chair, » dit cet apôtre, « maintenant nous ne le connaissons plus de cette manière. » Saint Jean dit aussi dans une de ses épîtres : « Mes bien-aimés, nous sommes déjà enfants de Dieu, mais notre situation future n'est pas encore évidente. Nous savons que Jésus-Christ se montrera dans sa gloire, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est. » Parce que saint Paul dit que lui et les saints ont connu ces choses par la révélation du Saint-Esprit, il ne résulte pas qu'il les a lui-même révélées aux autres; car lorsqu'il fut ravi dans le paradis, « il y entendit des paroles ineffables qu'il n'a pu raconter aux autres, » autrement elles n'auraient pas été ineffables.
Vous dites, en second lieu, que vous avez lu en passant dans mes ouvrages, que par les agneaux qui au jour du jugement seront à la droite de Jésus-Christ et par les boucs qui seront à sa gauche, on doit entendre les chrétiens et les païens, et non pas les bons et les méchants. Je ne me rappelle pas avoir jamais avancé celte proposition, mais si elle m'avait échappé, je ne serais pas assez opiniâtre pour la soutenir. Je crois pourtant, si ma mémoire est fidèle, avoir traité cette question dans mon second livre contre Jovinien, et y avoir parlé aussi (ce qui est à peu près la même chose) de la séparation des bons chrétiens d'avec les mauvais. Nous pouvons donc passer cette difficulté, puisque je rai expliquée fort au long dans cet ouvrage.
Vous me demandez, en troisième lieu, comment on doit entendre saint Paul, quand il dit qu'à l'avènement du Sauveur quelques-uns « étant encore en vie seront emportés dans les nuées pour aller au-devant de lui, » et qu'ils ne seront point « prévenus par ceux qui seront morts en Jésus-Christ. » Vous voulez savoir s'ils iront au-devant de lui avec leurs corps, et s'ils ne mourront point auparavant, vu que Jésus-Christ lui-même est mort, et qu'Enoch et Elie, comme saint Jean le dit dans son Apocalypse, doivent aussi mourir, afin que personne n'échappe à l'inévitable mort.
Pour peu qu'on veuille examiner toute la suite de ce passage, l'on verra que les saints qui vivront encore à l'avènement du Sauveur iront au-devant de lui avec leurs corps; en sorte néanmoins que ces corps mortels, terrestres et corruptibles seront changés en des corps glorieux, incorruptibles et immortels, et revêtus, tout vivants qu'ils seront alors, de toute la gloire qu'auront ceux qui ressusciteront. C'est pourquoi l'apôtre saint Paul dit en un autre endroit : « Nous ne désirons pas d'être dépouillés de ce corps, mais d'être revêtus par-dessus, eu sorte que ce qu'il y a de mortel en nous soit absorbé par la vie; » c'est-à-dire que nous ne souhaitons pas que notre âme abandonne notre corps, mais que ce corps étant toujours uni à l'âme, soit revêtu d'une gloire qu'il ne possédait pas auparavant. Ce n'est point ici l'occasion de parler d'Enoch et d'Elie qui, selon l'Apocalypse, doivent prévenir l'avènement du Sauveur; car on ne peut expliquer ce livre de saint Jean que dans un sens spirituel; ou si l'on veut s'attacher à la lettre, on se trouve réduit à donner dans les visions et les fables des Juifs, qui prétendent qu'un jour on rebâtira leur ville de Jérusalem, qu'on immolera des victimes dans le temple, et que le culte spirituel que nous rendons aujourd'hui à Dieu doit faire place à leurs anciennes cérémonies, qui n'ont rien que d'extérieur et de matériel.
La troisième difficulté que vous me proposez est sur ce passage de l'Evangile de saint Jean où Jésus-Christ ressuscité dit à Marie-Madeleine : « Ne me touchez pas, parce que je ne suis pas encore monté vers mon Père. » Vous êtes en peine de concilier ces paroles avec saint Matthieu qui rapporte que le Sauveur s'étant présenté devant les femmes qui le cherchaient dans le sépulcre, elles lui embrassèrent les pieds. Car enfin, dites-vous, toucher et ne point toucher sont deux choses entièrement opposées.
Marie-Madeleine dont parle saint Jean est celle que Jésus-Christ avait délivrée de sept démons, afin que « là où il y avait eu une abondance de péchés, il y eût une surabondance de grâces. »Or, comme elle prenait le Sauveur pour un jardinier, qu'elle lui parlait comme à un homme ordinaire, et qu'elle cherchait parmi les morts celui qui était vivant, ce ne fut pas sans raison que Jésus-Christ lui dit : « Ne me touchez pas; » car c'est comme s'il lui eût dit Vous ne croyez pas que je suis ressuscité, vous ne méritez pas de m'approcher, ni d'embrasser mes pieds, ni de m'adorer comme votre Seigneur, parce que d'après l'idée que vous avez de moi je ne suis pas encore monté vers mon Père. Quant aux autres femmes, comme elles le reconnaissaient pour le Seigneur, et qu'elles étaient persuadées qu'il était monté vers son Père, elles méritèrent de le toucher et de lui embrasser les pieds. Mais quand bien même ce serait la même femme qui, selon un évangéliste, aurait embrassé les pieds du Sauveur, et selon un autre ne les aurait point embrassés, il serait toujours fort aisé d'expliquer et de détruire cette contradiction apparente en disant que d'abord Jésus-Christ lui défendit de le toucher, parce qu'elle était incrédule, et qu'ensuite il lui permit parce qu'elle avait reconnu son erreur. C'est aussi de la sorte qu'on explique ce que l'Evangile dit des deux larrons qui furent crucifiés avec Jésus-Christ ; car selon saint Luc l'un d'eux se confessa, mais selon saint Matthieu et saint Marc, ils le blasphémèrent tous les deux.
Vous me demandez à la fin de votre lettre si notre Sauveur après sa résurrection conversa pendant quarante jours avec ses disciples, et si pendant tout ce temps il n'était point ailleurs, s'il montait au ciel ou s'il en descendait, sans priver ses apôtres de sa présence. Pour peu que vous pensiez que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, que c'est de lui qu'un prophète a dit, ou plutôt que c'est lui-même qui a dit par la bouche de ce prophète : « N'est-ce pas moi qui remplis le ciel et la terre, dit le Seigneur? » et ailleurs : « Le ciel est mon trône et la terre mon marche-pied; » et dans un autre endroit: « C'est lui qui tient le ciel et la terre dans le creux de sa main ; » et David dit aussi dans ses psaumes : « Où irai-je pour me dérober à votre Esprit, et où fuirai-je pour éviter votre face? Si je monte dans le ciel vous y êtes; si je descends dans l'enfer, vous y êtes encore; si je vais demeurer au-delà des mers; votre main même m'y conduira et ce sera votre droite qui me soutiendra ; » pour peu, dis-je, que vous réfléchissiez sur tous ces passages de l’Ecriture, vous n'aurez pas de peine à vous persuader due le Fils de Dieu, même avant sa ré. surrection, était tellement dans le corps dont il s'était revêtu qu'il ne cessait point d'être aussi dans son Père, renfermant tout le ciel par son immensité, pénétrant tout, contenant tout. Il est donc ridicule de croire que la puissance d'un Dieu, que le ciel ne saurait contenir, puisse être renfermée dans les bornes étroites d'un corps humain. Néanmoins ce Verbe divin qui remplissait tout, était en même temps tout entier dans le Fils de l'Homme, parce que le Verbe de Dieu, selon sa nature divine, ne peut ni être coupé par parties, ni séparé par la distance des lieux. Comme il est partout, il y est aussi tout entier. Ainsi durant. les quarante jours d'après sa résurrection, il était en même temps avec ses apôtres, et avec les anges, et avec son Père. Il occupait les extrémités de la mer et tous les lieux de la terre. Il était dans les Indes avec saint Thomas, à Home avec saint Pierre, dans l'Illyrie avec saint Paul, dans l’île de Crète avec Tite, dans l'Achaïe avec saint André, dans chaque pays avec les apôtres et les hommes apostoliques. Or, quand on dit qu'il abandonne les uns et qu'il n'abandonne pas les autres, ce n'est pas que sa nature soit bornée; mais c'est qu'il demeure avec nous et qu'il s'en éloigne selon nos mérites divers.
