A VIGILANTIUS.
En quittant Bethléem, le prêtre Vigilantius, partisan secret des erreurs d’Origène, se mit à mal parler de saint Jérôme et à l’accuser publiquement d’hérésie. L’ayant appris, Jérôme lui écrivit cette lettre de son monastère, en 396.
Il n'était pas nécessaire de vous écrire, puisque vous ne vous en êtes point rapporté à ce que vous avez entendu. Si vous n'avez pas ajouté foi à mes paroles, vous n'en ajouterez pas à ma lettre. Néanmoins, comme Jésus-Christ nous a laissé l'exemple d'une humilité parfaite en donnant un baiser à un traître et en acceptant la pénitence du larron attaché à la croix, je veux donc bien encore vous témoigner par écrit ce que je vous ai déjà dit de vive voix, que j'ai lu et que je lis encore Origène, de même que je lis Apollinaire et les autres écrivains qui ont avancé dans leurs livres des opinions que l'Eglise n'approuve point. Je ne condamne pas absolument tout ce qui est dans leurs ouvrages; mais aussi ne puis-je dissimuler qu'on y trouve quelques endroits dignes de censure. Comme il entre dans mes travaux et mes études de lire plusieurs ouvrages, et d'y cueillir des fleurs de différente espèce, moins pour approuver tout ce qu'on y trouve, que pour choisir ce qu'ils ont de bon, je prends plusieurs auteurs à la fois, afin de m'instruire plus à fond, comme il est écrit1. « Lisez tout et retenez ce qui est bon »
Je m'étonne donc que vous m'accusiez d'être du parti d'Origène, vous qui jusqu'à présent n'avez jamais su en quoi consistent la plupart de ses erreurs. Comment pouvez-vous dire que je suis hérétique, moi que les hérétiques ne sauraient aimer? Comment pouvez-vous vous flatter d'être orthodoxe, vous qui, contre vos propres sentiments , avez souscrit aux erreurs d'Origène? Si vous y avez souscrit malgré vous, vous êtes un prévaricateur; si vous l'avez fait de bon gré, vous êtes hérétique. Vous avez abandonné l'Egypte et les provinces, où plusieurs soutiennent ouvertement votre parti , et vous vous êtes déclaré contre moi, qui censure et condamne hautement tout ce qui n'est point conforme à la doctrine de l'Eglise.
Origène est hérétique ; que m'importe, puisque j'avoue qu'il a occasionné plusieurs hérésies? Il a erré sur la résurrection des morts, sur l'état des âmes, sur la pénitence du démon, et de plus, il a avancé dans ses Commentaires sur Isaïe, que les Séraphins dont parle ce prophète, étaient le Fils de Dieu et le Saint-Esprit. Si je ne disais pas qu'il a erré, et si je n'anathématisais pas tous les jours ses erreurs, ou aurait sujet de croire que je les adopte moi-même ; car en approuvant ce qu'il a. de bon, on n'est point obligé d'approuver aussi ce qu'il a de mauvais. Or, il est certain qu'en plusieurs endroits il a fort bien expliqué l'Ecriture sainte, démêlé ce que les prophètes ont de plus obscur, pénétré les plus profonds mystères tant de l'Ancien que du Nouveau Testament. Si donc , j'ai traduit ce qu'il a de bon, et retranché, ou corrige, ou passé entièrement ce qu'il a de mauvais, doit-on me blâmer d'avoir fait part aux Latins des bonnes choses que j'ai trouvées dans cet auteur et de leur avoir caché les mauvaises? Si ici il y a crime, condamnez donc aussi le saint confesseur Hilaire, qui a traduit de grec en latin les Commentaires d'Origène sur les psaumes et ses Homélies sur Job. Condamnez encore Eusèbe de Verceil, qui a souffert avec saint Hilaire pour la foi ; puisqu'il a traduit en notre langue les Commentaires d'un hérétique sur tous les psaumes , prenant ce qui était bon et laissant ce qui était mauvais. Je ne dis rien de Victorin de Petaw2, ni des autres, qui, en expliquant les saintes Ecritures, ont suivi et même copié Origène, pour ne pas tant paraîre me défendre, que chercher des complices du même crime dont vous m'accusez.
Venons à vous-même. Pourquoi avez-vous transcrit les traités d'Origène sur Job, où cet auteur, parlant du démon, des étoiles et du ciel, dit des choses que l'Eglise n'approuve point? N'appartient-il donc qu'à vous, comme au plus sage de tous les hommes, de juger les auteurs, tant grecs que latins, d'admettre les uns au nombre des savants, d'en bannir les autres quand bon vous semble, et de me faire passer, lorsqu'il vous plaira, ou pour catholique ou pour hérétique? et ne me sera-t-il pas permis il moi de rejeter et de condamner des erreurs que j'ai toujours condamnées? Lisez mes Commentaires sur l'Epîre aux Ephésiens, lisez tous lues autres ouvrages et particulièrement mon Commentaire sur l'Ecclésiaste; et vous verrez clairement que dès ma jeunesse je n'ai jamais donné dans les hérésies d'aucun auteur, quelque autorité qu'il eût d'ailleurs.
Ce n'est pas peu de savoir qu'on ne sait rien. Il est d'un homme sage de bien connaître de quoi il est capable, et de ne pas rendre tout l'univers témoin de son ignorance, en suivant aveuglément ce faux zèle que le démon a coutume d'inspirer. Vous voudriez bien vous glorifier et vous vanter même dans votre pays de m'avoir confondu; vous dies hautement que je n'ai pu répondre à votre éloquence, et que, trouvant en vous l'esprit et la pénétration d'un Chrysippe, je n'ai osé me commettre avec vous. Si je ne craignais pas de blesser la modestie chrétienne et de laisser échapper quelque parole troll vive, je raconterais ici vos beaux faits, et publierais vos victoires. Mais comme je suis chrétien et que je parle en chrétien, je vous prie, mole frère, de ne pas être plus sage qu'il ne convient, de ne point donner la comédie au public par vos impertinences, de ne point faire connaître par vos écrits votre ignorance et votre grossièreté, et même certaines choses que je passe ici sous silence et qui sont connues de tout le monde, quoique vous ne vous en aperceviez pas vous-même. Ce n'est point là votre métier; vous avez appris toute autre chose dès vos plus tendres années. Il y a bien de la différence entre connaître le véritable sens des saintes Ecritures et juger de la bonté d'un écu d'or, entre goûter le vin et entendre les prophètes et les Apôtres3.
Vous déchirez ma réputation par d'affreuses calomnies ; vous accusez notre saint frère Océanus d'être hérétique ; vous appeler du jugement des prêtres Vincent et Paulinien, et de notre frère Eusèbe. Vous vous regardez seul comme un autre Caton, le plus habile homme qu'aient jamais eu les Romains, et vous voulez que tout le monde se soumette à vos décisions. Souvenez-vous, je vous prie, du discours que; je fis un jour sur la résurrection des morts, et des applaudissements que vous m'avez donnés. Vous tressailliez alors de joie à mes côtés, vous frappiez et des mains et des pieds, et vous disiez hautement que ma doctrine était très orthodoxe. Mais après vous être embarqué, et après avoir imbu votre esprit du poison de l'erreur, vous vous êtes souvenu alors que j'étais hérétique. Que vous ferai-je? J'ai cru à la lettre du saint prêtre Paulin ; j'ai cru qu'il vous connaissait à fond; et quoique je m'aperçusse bien d'abord que vos discours ne répondaient pas à l'idée qu'il me donnait de vous dans sa lettre, cependant je vous regardai plutôt comme un homme simple et grossier que comme un fou et un extravagant. Je. ne prétends point condamner ici ce saint homme; je crois qu'il a mieux aimé me cacher vos défauts, qui ne lui étaient pas inconnus, que de me les révéler dans une lettre dont vous étiez vous-même le porteur. Mais je me condamne moi-même de m'être rendu à son témoignage plutôt qu'à mon propre sentiment, et d'avoir mieux aimé m'en rapporter à sa lettre qu'à mes yeux.
Cessez donc de me décrier comme vous faites, et de m'accabler par la multitude de vos livres. Epargnez du moins l'argent que vous employez à payer des copistes dont vous vous servez tout à la fois et pour écrire et pour appuyer vos calomnies, et qui peut-être ne vous applaudissent que dans leur intérêt. Si vous voulez exercer votre éloquence, allez à l'école des grammairiens et des rhéteurs; apprenez la dialectique, étudiez les philosophes et leurs différents systèmes, afin qu'après avoir acquis la connaissance de toutes choses, vous commenciez du moins à vous taire.
Mais à quoi pensé-je de donner des maîtres à un homme qui se regarde comme le maître de tous les autres, et de vouloir prescrire des bornes à un écrivain qui ne saurait ni parler ni se taire, et auquel on pourrait justement appliquer ce proverbe grec : « L'âne tient la harpe? » Pour moi, je crois qu'il faut prendre dans un contre-sens le nom que vous portez , car vous êtes dans un assoupissement profond qui tient plutôt de la léthargie que du sommeil. En effet, entre autres blasphèmes qu'a proférés votre bouche sacrilège, vous avez osé dire que cette montagne dont parle Daniel est le démon, et que la pierre qui s'en détacha d'elle-même est Jésus-Christ; que ce divin Sauveur ayant pris un corps formé du sang d'Adam et uni au démon par le péché, est né d'une Vierge, afin de détacher l'homme de la montagne , c'est-à-dire du démon. O langue digne d'être coupée et hachée par morceaux ! Est-il un chrétien qui ait jamais appliqué au démon ce qui doit s'entendre de Dieu le Père, et qui ait débité dans le monde une doctrine si impure et si abominable? Si jamais, je ne dis pas aucun catholique, mais aucun hérétique et même aucun païen, a approuvé l'explication que vous donnez au passage de Daniel , je consens que votre opinion soit reçue de, tout le monde comme une doctrine pieuse. Mais si jamais l'Église de Jésus- Christ n'a entendu parler d'une opinion si monstrueuse, et si celui qui a dit : « Je serai semblable au Très-Haut, » est le premier qui s'est expliqué par votre bouche pour se flatter d'être cette montagne dont parle le prophète; faites pénitence d'un si grand crime, expiez-le par des larmes continuelles, roulez-vous dans le sac et dans la cendre, et chez d'obtenir le pardon de cette impiété, du moins lorsque Dieu, selon l'erreur d'Origène, l'accordera au démon, qui n'a jamais proféré de plus grands blasphèmes que par votre bouche.
J'ai souffert patiemment vos outrages; mais, pour votre impiété envers Dieu, je n'ai pu la supporter. C'est pour cela que, malgré la modération que je vous avais promis de garder dans cette lettre, je n'ai pu m'empêcher sur la fin de me servir de quelques termes un peu durs. Au reste, après vous être repenti de vos fautes et m'en avoir demandé pardon, il vous sied bien mal d'y être retombé et de vous être mis dans la nécessité d'en faire une nouvelle pénitence. Je prie le Christ de vous accorder la grâce d'écouter les autres, de vous taire et de comprendre les choses avant de parler.
Il y a dans saint Paul : « Eprouvez tout, et approuvez ce qui est bon. » ↩
Il était évêque de Petaw, dans la Pannonie supérieure, et non pas de Poitiers, comme disent quelques auteurs et portent quelques éditions. Il a fait plusieurs commentaires sur l'Écriture, que saint Jérôme énumère dans son livre des Ecrivains ecclésiastiques. Il fut martyrisé vers l'an 503, tous l'empire de Dioclétien. ↩
saint Jérôme parle de la sorte, parce que Vigilantius était le fils d'un cabaretier de Calahorra en Espagne, comme il lui reproche dans le Traité qu'il a fait contre lui. Iste caupa Cattagurritanus, dit-il, miscet aquam vivo, et de artificio pristino sua venena perfidiae calholicae fidei sociare conatur. Ce qui fait voir que ce Vigilantius, auquel saint Jérôme adresse cette lettre, est le mémo que celui dont il a combattu les erreurs, quoique Marianus soit d'un avis différent. ↩
