A RUFIN
Sur le jugement de Salomon. — Longue maladie de Jérôme. — Plaie qu'il a à la main droite.
Lettre écrite du monastère de Bethleem. Date incertaine.
La renommée souvent nous trompe sous un double rapport, en publiant faussement des choses mauvaises sur les bons et des choses favorables sur les méchants. Aussi je me réjouis de votre bienveillance à mon égard et de l'amitié du saint prêtre Eusèbe, et ;je ne doute pas que cette bienveillance et cette amitié ne soient les mêmes en public ; mais je redoute le jugement secret de votre conscience. C'est pourquoi je vous prie, au contraire, de vous souvenir de moi et d'obtenir que je sois digne en effet de vos louanges.
Si vous avez fait la première démarche vis-à-vis de moi, et si je ne vous réponds qu'après, ce n'est point négligence de ma part, mais ignorance de vos sentiments; car si je les avais connus, je vous aurais prévenu.
L'explication du jugement de Salomon, dans le différend des deux courtisanes, est clair sous le rapport littéral. Il s'agit d'un enfant de douze ans qui, contrairement à son âge, juge des affections les plus intimes de la nature humaine. Aussi a-t-il été admiré, et tout Israël le respecta parce qu'il ne se tromperait point sur les choses les plus évidentes, lui qui avait saisi si habilement les choses cachées. Quant au sens figuré ( l'apôtre saint Paul disant que tout arrivait aux Juifs figurément, et qu'on l'écrivait pour nous qui vivons à la fin des siècles ), quelques auteurs grecs pensent qu'il s'applique à la Synagogue et à l'Église, et que l'histoire juive doit être rapportée à ce temps où, après la Passion et la Résurrection, le véritable Salomon, c'est-à-dire le roi pacifique, a commencé à régner tant sur Israël que sur toutes les nations. Que la Synagogue et l'Église soient représentées sous la ligure de deux courtisanes, il n'y a aucun doute, et cela parait au premier abord un blasphème. -liais si nous recourons aux prophètes , Osée ne prend-il pas pour femme une courtisane, qui lui donne des enfants de prostitution, puis une femme adultère? Ezéchiel n'accuse-t-il pas Jérusalem d'avoir, comme une courtisane , suivi ses amants , de s'être abandonnée aux premiers venus, et de l'avoir fait dans les endroits les plus fréquentés. C'est pourquoi nous remarquons que le Christ n'est venu au monde que pour marier les courtisanes , ne faire qu'un seul bercail des deux troupeaux après avoir détruit le mur de séparation, réunir dans la même bergerie les brebis auparavant malades.
L'Église et la Synagogue sont dans ces deux baguettes, qui, selon le prophète Ezéchiel, se joignent ensemble, et desquelles le Seigneur dit dans Zacharie : « Je pris alors deux baguettes ; j'appelai l'une la beauté, et l'autre le faisceau, et je menai paître le troupeau. »
Cette femme débauchée dont parle l'Évangile, qui arrosa de ses larmes les pieds du Sauveur, qui les essuya avec ses cheveux, et qui obtint le pardon de tous ses crimes, ne nous représente-t-elle pas bien encore l'Église formée des Gentils? Je n'ai rapporté cet exemple que pour prévenir d'abord ceux qui pouvaient trouver mauvais que l'on comparât la Synagogue et l’Eglise à deux femmes de mauvaise vie, et à l'une desquelles Salomon adjugea l'enfant dont elles se disputaient la possession.
On me demandera peut-être comment l'idée d'une femme prostituée peut convenir à l'Église, qui n'a ni tache ni ride? Je ne dis pas qu'elle ait toujours persévéré dans ce malheureux état; je dis seulement qu'elle y a été. quand l'Évangile dit que Jésus-Christ alla manger chez Simon le lépreux, ce n'est pas que ce pharisien fût couvert de lèpres lorsqu'il reçut le Sauveur en sa maison , mais parce qu'il avait eu autrefois cette maladie. Le même Evangile, nommant les Apôtres , appelle saint Matthieu publicain, pour nous apprendre, non pas que cet apôtre ait tenu le bureau des impôts depuis son élection à l'apostolat, mais parce qu'il avait auparavant exercé cet emploi , et que là où il y avait eu abondance de péchés, il y avait eu aussi surabondance de grâces.
Considérez donc ce que l'Église répond aux calomnies de la Synagogue . « Nous demeurions, dit-elle, cette femme et moi, dans une maison. » Car, après la résurrection du Sauveur, l’Église a été formée des Juifs et des Gentils. « Et je suis accouchée dans la même chambre où elle était ; » parce que l'Eglise des Gentils , qui auparavant n'avait ni loi ni prophètes, a accouché dans la maison de la Synagogue. Elle n'est pas sortie de sa chambre, au contraire elle y est entrée, comme il est dit dans le Cantique des cantiques : « Le roi m'a fait entrer dans son appartement , » et de suite : « Je ne vous mépriserai point, mais je vous ferai entrer dans la maison de ma mère , et dans la chambre de celle qui m'a donné la vie. »
« Cette femme est aussi accouchée trois mois après moi. » Si vous considérez Pilate, qui dit en se lavant les mains : « Je suis innocent du sang de ce juste; » le centenier qui fait cet aveu au pied de la croix : « Cet homme était véritablement le Fils de Dieu; » ces Gentils, qui prient saint Philippe de leur procurer l'avantage de voir le Sauveur, vous admettrez aisément que l'Église a enfanté avant la Synagogue , et qu'ensuite est né le peuple juif pour qui Jésus-Christ avait fait cette prière à son Père: « Pardonnez-leur, mon Père, car ils ne savent ce qu'ils font. » Trois mille crurent en un seul jour, et cinq mille en un autre.
« Nous étions ensemble. » Car la multitude des croyants n'avait qu'un cœur et qu'une âme; « et il n'y avait que nous deux dans la « maison ; » nous n'avions en notre société ni ces Juifs qui blasphèment contre le Sauveur, ni ces Gentils qui adorent les idoles. Or « le fils de cette femme est mort pendant la nuit ; » car c'est être dans les ténèbres que de vouloir s'attacher à l'observance des anciennes cérémonies, et allier le joug accablant de la loi de Moïse à l'heureuse liberté que, nous donne l'Évangile. Et « sa mère l'a étouffé en dormant, » parce qu'elle ne pouvait pas dire comme l'épouse des Cantiques : « Je dors et mon coeur veille. » « Et se levant au milieu de la nuit, et pendant que je dormais, elle a pris mon fils, qui était à mon côté , et l'a mis auprès d'elle. » Relisez toute l'Epître de saint Paul aux Galates, et vous verrez avec quelle application et quel empressement la Synagogue tâche d'attirer à son parti les enfants de l'Eglise: ce qui fait dire à cet apôtre : « Mes petits enfants, pour qui je sens de nouveau les douleurs de l'enfantement jusqu'à ce que Jésus-Christ soit formé en vous. » Mlle enleva l'enfant, qui était en vie, non pas pour le posséder , mais pour le faire mourir; car ce n'était point par le désir d'avoir un enfant qu'elle l'avait pris, nais par envie; et elle mit malicieusement dans le sein de l’Eglise l'enfant à qui l'observance des cérémonies de l'ancienne loi avait donné la mort.
Je serais trop long si je voulais expliquer ici en détail comment l'apôtre saint Paul et les écrivains ecclésiastiques ont fait voir que l'enfant qui vivait sous le joug de la loi n'était point l'enfant de l'Église , et comment cette véritable mère reconnut au grand jour celui qu'elle n'avait, pu distinguer dans la nuit. Voilà quel fut le sujet de la dispute qu'eurent ces deux femmes eu présence du roi ; l'une disant : « C'est votre fils qui est mort , et le mien est vivant. » Et l'autre lui répliqua : « Vous ne dites pas vrai ; c'est mon fils qui est vivant, et le vôtre est mort.
Ainsi disputaient ces deux mères en présence de Salomon. Alors ce prince ( ou plutôt le Sauveur, dont il était la figure, comme il paraît par le psaume soixante-onzième, qui porte le titre de Salomon, et où le prophète nous décrit d'une manière évidente la gloire du règne de Jésus-Christ, et non pas celui de Salomon, qui a fini avec sa vie), alors, dis-je, ce véritable Salomon fait semblant d'ignorer la vérité du fait dont il s'agit, et de n'être pas plus éclairé sur cela que le reste des hommes, comme quand il dit en parlant de Lazare : « Où l'avez-vous mis? » et de cette femme malade d'une perte de sang : « Qui estce qui m'a touché? » Il commande qu'on lui apporte cette épée, dont il dit : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu y apporter la paix , mais l'épée ; car je suis venu séparer l'homme d'avec son père , la fille d'avec sa mère, et la belle-fille d'avec sa belle-mère; et l'homme aura pour ennemis ceux de sa maison. » Il consulte les sentiments de la nature dont il est lui-même l'auteur; et, pour satisfaire ces deux femmes, il veut partager entre la loi et la grâce l'enfant qui est encore en vie. Ce n'est pas qu'il veuille effectivement faire ce partage, mais il fait semblant de le vouloir, afin de confondre les importuns de la Synagogue. Celle-ci, qui ne pouvait souffrir que le fils de l'Église vécût sous la loi de la grâce et fût sauvé par le baptême , consent qu'on le partage, souhaitant plus sa mort que sa possession. Mais l'Église, qui le reconnaît pour son véritable enfant, le cède volontiers à sa compagne, aimant mieux le voir vivre en sa puissance que de le voir partager entre la loi et la grâce, et périr ainsi par l'épée du Sauveur, selon cette parole de l'Apôtre : « Je vous dis moi, Paul, que si vous observez la loi, Jésus-Christ ne vous servira de rien. » Tout ceci n'est qu'une explication purement allégorique; et vous savez bien que l'allégorie, toujours obscure, a des règles toujours différentes de l'histoire, qui n'est fondée que sur la vérité des faits. Que si vous trouvez peu de justesse et de solidité dans cette explication , c'est à moi seul que vous devez vous en prendre; car je l'ai dictée avec peine et fort à la hâte, étant, actuellement au lit , accablé d'une longue et fâcheuse maladie. Je l'ai faite, non pour traiter cette matière à fond, mais pour ne pas paraître refuser ce que vous souhaitiez de moi , surtout dans le commencement d'une amitié naissante. Priez le Seigneur qu'il me rende la santé, afin qu'après une maladie d'un an, et des douleurs continuelles qui m'ont entièrement épuisé, je puisse écrire quelque ouvrage digne de vous. Pardonnez-moi si vous trouvez mon style rude et incorrect : ce que l'on dicte à un autre ne peut avoir la même élégance et la même correction que ce que l'on écrit soi-même ; ici l'on efface souvent afin d'écrire des choses dignes d'arc lues deux fois avec plaisir; là, on dicte à la hâte et sans ordre tout ce qui vient à l'esprit. J'ai eu bien de la joie de voir ici Caninius. Il pourra vous dire que j'ai à la main droite une plaie très dangereuse et très difficile à guérir.
