X.
Répandez maintenant tous les poisons de la calomnie sur notre nom; lancez contre lui tous vos traits, je ne cesserai de les repousser. Plus tard, je réfuterai vos accusations par l'exposition de toute notre doctrine. Aujourd'hui, je me contente d'arracher de notre corps les flèches dont vous nous percez, pour vous les renvoyer à vous-mêmes; les crimes que vous nous supposez, je vous les montrerai chez vous, afin que vous soyez blessés par vos propres glaives.
D'abord, vous nous accusez en général d'avoir abandonné les institutions de nos pères. Mais examinez attentivement si vous ne partagez point ce crime avec nous. J'interroge vos lois, vos moeurs. Partout j'y vois l'antiquité altérée, ou, pour mieux dire, entièrement détruite. J'ai déjà dit plus haut que vous substituez tous les jours à vos lois des décrets nouveaux. Quant à votre manière de vivre, il ne faut que vous regarder pour se convaincre combien vos vêtements, votre extérieur, vos aliments et votre idiome lui-même diffèrent de ceux de vos ancêtres. Vous bannissez ce qui est ancien comme quelque chose de suranné. Dans les affaires, dans les fonctions publiques, partout l'antiquité est bannie. Vous remplacez l'autorité des aïeux par votre propre autorité. Sans doute, et c'est là ce qui fait votre honte, vous ne tarissez pas sur les louanges du vieux temps, mais vous vous gardez bien de l'imiter. Quel étrange renversement d'idées que de louer ce que faisaient vos aïeux, en refusant de marcher sur leurs traces!
Mais parlons d'une chose que vous ont léguée vos aïeux, de la seule chose que vous observiez fidèlement, peut-être, d'une chose qui fournit contre nous tant de chefs d'accusation, et soulève de toutes parts la haine contre le nom chrétien. Il s'agit du culte de vos dieux. Je montrerai également que vous le détruisez par vos insultes, bien que ce ne soit pas de la même manière. Pour nous, que nous méprisions vos dieux, on ne peut pas raisonnablement le soutenir, parce que personne ne méprise ce qu'il sait bien ne pas exister. Ce qui existe peut être l'objet du mépris. Ce qui n'existe pas ne souffre quoi que ce soit. Il ne peut souffrir quelque chose que de la part de ceux qui croient à son existence. C'est donc vous qui êtes coupables, vous qui croyez et méprisez; vous qui adorez et dédaignez; vous qui respectez et insultez! Il est facile de vous en convaincre. D'abord, puisque vous adorez, les uns un dieu, les autres un autre, il est clair que vous méprisez ceux que vous n'adorez pas; la préférence pour l'un ne peut aller sans la répugnance pour l'autre; tout choix renferme une répudiation; opter entre plusieurs, c'est dédaigner celui pour lequel vous n'avez point opté. Mais il y a tant de dieux, répondez-vous, qu'il est impossible que tous soient adorés par tous. Il suit de là que dans l'origine vous avez commencé par les insulter, puisque vous en avez établi un si grand nombre, que tous ne peuvent être adorés. Les plus sages même et les plus éclairés de vos ancêtres, dont vous ne voulez point abandonner les institutions, se sont montrés plus d'une fois impies envers la personne de vos dieux. Je suis un imposteur, s'il n'est pas vrai qu'il ait été défendu à ce général qui, sur le champ de bataille, avait voué un temple au dieu Alburnus, de le lui consacrer avant que le sénat eût ratifié son voeu. C'est ce qui arriva à M. Emilius. N'est-ce donc pas une impiété, que dis-je? n'est-ce pas le plus sanglant des outrages, que de soumettre à la fantaisie de la volonté humaine, les honneurs rendus à une divinité; de sorte qu'il n'y a de Dieu qu'autant que le sénat l'a permis? Souvent les censeurs ont aboli un dieu, sans le consentement du peuple. Il est avéré que les consuls, appuyés de l'autorité du sénat, chassèrent non seulement de Rome, mais de l'Italie tout entière, Bacchus avec ses mystères. Varron nous apprend que Sérapis, Isis, Harpocrate et Anubis furent mis à la porte du Capitole, et que leurs statues, renversées par le sénat, ne furent relevées que par la violence du peuple. Aux calendes de janvier cependant, le consul Gabinius, approuvant à peine quelques victimes, à cause de la multitude ameutée, parce qu'il n'avait rien décidé au sujet de Sérapis et d'Isis, consulta plus la prohibition du sénat que l'effervescence de la multitude, et défendit qu'on leur érigeât des autels. Vous le voyez! vous avez parmi vos ancêtres, sinon des Chrétiens de nom, au moins une secte chrétienne de fait, qui méprisait vos dieux.
Passe encore si, comme vos pères, vous rendiez à vos divinités un culte entier, tout irréligieux qu'il est. Mais vous avez fait des progrès dans la superstition comme dans l'impiété. En effet, quel respect avez-vous pour les dieux privés, ces Lares et ces Pénates que vous honorez par une consécration domestique, mais que vous foulez aussi aux pieds avec une liberté toute domestique en les vendant et en les mettant en gage, selon vos besoins ou d'après vos caprices? Ces sacrilèges seraient sans doute excusables, s'ils n'étaient d'autant plus insultants, qu'ils s'adressent à des divinités d'un rang inférieur.
C'est probablement pour consoler les pauvres dieux domestiques de tous ces affronts, que vous traitez vos dieux publics avec plus de dédain encore. Vous les vendez à l'encan; proscrits tous les cinq ans, vous les affermez parmi vos revenus; ils sont soumis aux impôts, adjugés par le crieur public, inscrits sur les registres du questeur comme le temple de Sérapis, comme le Capitole lui-même. Des terres, chargées d'impôts, perdent beaucoup de leur prix; des hommes, soumis à la capitation, en sont moins estimés. Ce sont là des marques de servitude. Il n'en va pas de même de vos dieux; plus ils paient d'impôts, plus ils sont honorés, ou plutôt, plus ils sont honorés, plus ils paient d'impôts. Vous trafiquez de la majesté des dieux; la religion devient un négoce; la sainteté mendie un droit tant pour entrer dans le temple; tant pour la place près de l'autel, tant pour le seuil, tant pour la porte. Vous vendez la divinité en détail; il est impossible de l'adorer autrement que la bourse à la main; elle rapporte même plus à vos publicains qu'à vos prêtres.
Mais c'est peu que de négliger ou de vendre vos dieux; il faut encore que vous les insultiez jusque dans les honneurs que vous voulez bien leur rendre. En effet, quels honneurs leur rendez-vous que vous ne rendiez également aux morts? Vous élevez des temples aux dieux; vous élevez des temples aux morts: vous dressez des autels aux dieux; vous dressez des autels aux morts. Vous y gravez des inscriptions de même nature. Vous donnez de part et d'autre à leurs statues les mêmes formes, appropriées à leur génie, à leur profession, à leur âge. Saturne y est représenté comme un vieillard; Apollon comme un adolescent; Diane est vêtue en jeune vierge, Mars en soldat, et Vulcain en forgeron. Il n'est donc pas étonnant que vous offriez aux morts les mêmes victimes et les mêmes parfums qu'aux dieux. Mais comment vous défendre de l'affront que vous faites à vos dieux en les assimilant à des morts? Il est bien vrai que vous assignez aussi à vos rois des sacerdoces, des cérémonies religieuses, des chars sacrés, des solisternium, des lectisternium1, des jours de naissance, et des jeux. Vous avez raison, puisque le ciel leur est aussi ouvert; mais cela est encore un outrage de plus pour les dieux. D'abord, il ne convient pas de mettre déjà au rang des dieux ceux qui ne le deviendront qu'après leur mort. En second lieu, Proculus qui contemple son Dieu reçu dans le ciel, ne se parjurerait pas avec tant de liberté et si manifestement devant le peuple, s'il ne méprisait pas ceux au nom desquels il se parjure, autant que ceux qui lui permettent de se parjurer. En effet, ils confessent ainsi que la chose par laquelle vous vous parjurez n'est que néant; ils font mieux: ils récompensent le parjure, parce qu'il a méprisé publiquement les vengeurs du parjure.
Disons-le toutefois, chacun de vous est innocent de ce crime. Le péril qu'entraîne avec soi le parjure a disparu, depuis que vous avez trouvé plus- religieux de jurer par César: ce qui est encore un outrage à l'égard de vos dieux, puisque les parjures envers César seraient punis plus facilement qu'envers tous les Jupiters du monde. Toutefois le mépris a quelque chose d'honorable et qui flatte l'orgueil: il provient souvent de la confiance ou de la sécurité de la conscience, quelquefois d'une élévation naturelle de l'âme. Mais la dérision, plus elle se permet, plus elle est blessante. Reconnaissez donc avec quelle dérision vous vous jouez de vos dieux. Je ne parle pas de vos sacrifices où vous n'offrez que des victimes de rebut, à demi mortes et rongées d'ulcères. S'il s'en trouve de meilleures et d'intactes, vous avez grand soin de ne laisser que la tête, les cornes, les soies et les plumes, toutes les parties enfin qu'on ne saurait manger et dont vous n'auriez rien fait à la maison. Laissons de côté cette honteuse et sacrilège gourmandise pour remonter presque jusqu'à la religion de vos ancêtres.
Les hommes les plus éclairés et les plus graves, puisque la gravité comme les lumières s'accroissent par la doctrine, se sont toujours montrés irrévérencieux envers vos divinités. Votre littérature ne leur cède en rien. Que d'infamies! que de fables ridicules! que de calomnies sur les dieux on y rencontre! A commencer par votre Homère, cette source abondante de laquelle est découlée toute votre poésie, plus vous lui rendez d'hommages, plus vous insultez à vos dieux, puisque vous glorifiez si fort celui qui s'est joué d'eux. Nous nous souvenons encore de notre Homère. C'est lui, si je ne me trompe, qui abaissa la majesté divine jusqu'au niveau de la condition humaine, en donnant aux dieux nos accidents, nos pensées et nos passions; lui qui les partage en deux camps rivaux et les fait combattre comme des couples de gladiateurs. Il blesse Vénus par une main mortelle; il enferme pendant treize mois Mars dans un cachot, où il est menacé de périr; il arrache aux mains de la multitude céleste Jupiter menacé par l'émeute; il nous le montre ensuite pleurant Sarpédon, ou bien plongé dans de honteux plaisirs avec Junon, à laquelle il fait l'énumération de ses maîtres, afin d'éveiller ses sens.
Enhardis par l'exemple de leur prince, quels poètes après cela ne se donnent carrière envers les dieux, soit en dénaturant la vérité, soit en inventant des contes ridicules? Les poètes tragiques ou comiques ne les ont pas plus épargnés, en choisissant leurs supplices et leurs maux pour sujets de leurs drames. Je ne parle pas des philosophes, que leur orgueil et une vaine affectation d'austérité comme de sagesse élèvent au-dessus de toute crainte. D'ailleurs le plus léger souffle de la vérité suffit pour les armer contre vos dieux. Socrate, pour se moquer d'eux, avait coutume de jurer par un chêne, par un chien, ou par sa femme. Il est bien vrai qu'il a été condamné pour cela; mais puisque les Athéniens cassèrent le jugement et punirent ensuite les accusateurs de Socrate, Socrate reprend toute la valeur de son témoignage; et je puis rétorquer contre vous que l'on approuva dans sa personne ce qu'aujourd'hui l'on blâme en nous. Diogène ne s'est-il pas permis je ne sais quelle raillerie contre Hercule? Et Varron, Diogène à la façon de Rome, n'a-t-il pas imaginé trois cents Jupiters sans têtes? Examinez de près les plaisanteries sacrilèges de vos Lentulus et de vos Hostius. Croyez-vous rire des comédiens ou des dieux dans ces farces et ces bouffonneries? Que dis-je? Vous accueillez avec la plus grande faveur ces fables indécentes qui représentent au naturel toute la turpitude de vos dieux. Leur majesté est souillée tous les jours devant vous dans des corps impudiques; ce sont les derniers, les plus infâmes des hommes qui deviennent l'image de vos dieux. Le Soleil pleure son fils frappé par la foudre, et vous en riez! Cybèle soupire pour un berger dédaigneux, et vous n'en rougissez pas! Vous laissez diffamer Jupiter!
Etes-vous plus religieux dans le Cirque, où, parmi l'horreur des supplices, parmi des flots de sang humain, vos dieux viennent danser, et fournir aux criminels le sujet des farces qu'ils donnent au public, comme si vous vouliez punir vos divinités dans la personne des coupables. Nous avons vu l'acteur qui représentait Athys, ce dieu de Pessinunte, mutilé sur le théâtre, et celui qui jouait Hercule, comme lui brûlé vif. Nous avons vu, non sans rire beaucoup, dans les jeux de midi, Pluton, frère de Jupiter, précipiter dans les enfers, à coups de marteau, les corps des gladiateurs, pendant que Mercure, avec ses plumes sur la tête et son caducée brûlant à la main, appliquait sa baguette ardente sur les corps pour s'assurer qu'ils étaient bien morts. Si ce que j'ai dit et ce que d'autres pourront remarquer après moi, outrage et déshonore vos dieux, de pareilles licences décèlent par conséquent un mépris souverain pour leurs personnes, aussi bien dans les acteurs qui jouent que dans les spectateurs qui applaudissent. Je crains bien par conséquent que vos dieux n'aient plus à se plaindre de vous-mêmes que de nous. Il est vrai qu'ensuite vous les accablez de flatteries pour racheter vos affronts. D'ailleurs vous pouvez tout contre ceux auxquels vous avez permis d'être; nous, au contraire, nous sommes leurs ennemis partout et toujours.
Cérémonies qui consistaient à placer les images des dieux ou des rois sur des lits garnis de coussins, autour d'une table bien servie. ↩
