XVI.
J'arrive maintenant à l'heure où s'éteignent les flambeaux, au ministère que nous prêtent des chiens, et à ces ténèbres honteusement mystérieuses. Ici, je crains d'être en défaut; car, comment pourrais-je prouver contre vous de pareilles monstruosités? Toutefois, rendez hommage à la pudeur dont nous recouvrons nos incestes. Nous nous créons, comme vous le voyez, une nuit adultère, pour ne pas souiller la véritable lumière ou la véritable nuit; nous avons cru devoir épargner cette honte aux deux flambeaux de la terre; nous cherchons même à faire illusion à notre conscience; car, tout ce que nous commettons alors, nous ne le savons que trop. Vos incestes, à vous, se commettent en toute liberté, à la face du jour, à la face de la nuit, à la connaissance de tout le ciel; et pour comble de bonheur, ces mêmes incestes que vous commettez à la face du ciel tout entier, vous seul les ignorez, tandis que nous, jusqu'au sein des ténèbres, notre conscience peut nous les reprocher. Les Perses, suivant le témoignage de Ctésias, abusent sans scrupule de leurs mères. Les Macédoniens se livrent publiquement aux abominations qu'ils ont approuvées. En effet, la première fois que leur OEdipe entra sur la scène, ils accueillirent par des éclats de rire et par des huées cet infortuné, privé de la lumière. L'acteur qui jouait ce rôle, interdit par ces vociférations, ôta sur-le-champ son masque: « Maîtres, s'écria-t-il, vous aurais-je déplu? » ---- « Non, non, répondirent les spectateurs: tu joues parfaitement ton rôle; ce n'est pas ta faute si un écrivain a imaginé ce conte, ou si OEdipe a eu la folie de se crever les yeux. Subjugue ta mère. »
Une ou deux nations, direz-vous, font à peine tache sur toute la terre. Pour nous, nous avons infecté jusqu'au soleil, souillé jusqu'à l'Océan lui-même. Citez-moi une nation qui soit exempte de tout ce qui entraîne le genre humain à l'inceste. S'il en est une où vous ne rencontriez pas les actes de la chair, et les nécessités, pour ne pas dire les passions de l'âge ou du sexe, la même nation qui sera étrangère à l'inceste, le sera aussi à la volupté. S'il en est une qui, par une nature particulière, s'éloigne de la condition humaine jusqu'à n'être soumise ni à l'ignorance, ni aux accidents, elle seule aura le droit d'adresser des reproches aux Chrétiens. Mais vous, à défaut de peuples que le flux et le reflux de l'erreur pousse vers ce crime, jetez un moment les yeux sur vos débauches en l'air et vos prostitutions au hasard. Mais surtout, quand vous abandonnez vos enfants à la compassion étrangère, ou que vous les confiez par l'adoption à de meilleurs pères, oubliez-vous combien d'aliments et d'occasions vous fournissez à l'inceste? Les plus sévères d'entre vous, retenus par quelque frein moral ou par la crainte de ces malheurs, s'interdisent ces unions scandaleuses; mais, pour le plus grand nombre, combien de fois n'arrive-t-il pas que les fruits de leur incontinence, semés en tous lieux, aux champs, à la ville, en voyage, par l'adultère, par la fornication, dans les lieux de débauche, souvent même à votre insu, s'allient ensemble ou avec les auteurs de leurs jours? De là, quelle déplorable confusion du sang et des familles! que de sujets de bouffonneries et de farces licencieuses! La tragédie suivante n'a pas d'autre origine.
Lorsque Fuscianus était préfet de Rome, une certaine nourrice sortit de la maison de son maître et laissa sur le seuil de la porte l'enfant qu'elle aurait dû garder. Un Grec, gardien de la porte, s'empara de l'enfant, et s'enfuit avec lui en Asie. Au bout de quelques années, il le ramène à Rome pour l'y mettre en vente. Son père l'achète sans le connaître, et s'en sert honteusement. Quelque temps après, il s'en dégoûte, et l'envoie travailler aux champs, comme cela vous est assez ordinaire. Il y trouva son ancien pédagogue et sa nourrice, confinés là depuis longtemps en punition de leur négligence. Chacun d'entrer en conversation et de se raconter mutuellement leurs aventures. Les vieux esclaves de dire qu'ils ont perdu le jeune enfant confié à leurs soins; le nouveau venu de dire qu'il a été dérobé dans son enfance, mais qu'il est né à Rome, d'une famille distinguée. Peut-être même a-t-il quelques signes à montrer pour faire constater qui il est: Dieu l'a permis, sans doute, pour qu'une si horrible tache fût imprimée au front du siècle. La mémoire se réveille de jour en jour. On compare les temps, ils répondent exactement à l'âge du jeune homme; les yeux se rappellent quelques-uns de ses traits; on reconnaît sur son corps quelques marques distinctives. Les maîtres, ou plutôt les parents, excités par l'ensemble de toutes ces circonstances, font venir le marchand d'esclaves. Tout est dévoilé. Mais quel dénouement! les parents s'étranglent de désespoir. Le préfet Fuscianus adjuge tous leurs biens à ce fils, infortuné survivant, non pas à titre d'héritier, mais comme salaire du déshonneur et de l'inceste. Il suffit de ce seul exemple de la honte publique pour attester tous vos crimes secrets. Dans l'ordre des choses humaines, il n'est aucun événement qui n'arrive qu'une fois, quoique souvent on ne le découvre qu'une fois. Vous accusez les mystères de notre religion, si je ne me trompe. Vous en avez de semblables, mais sans que la religion vous les prescrive.
