10.
Je ne veux pas oublier, répliquai je, que pendant ta plaidoirie Trygétius trépignait et voulait dire je ne sais quoi; je suis donc à lui, si tu me le permets; il se peut que tu ne sois pas suffisamment préparé, car tu viens seulement de te mêler à notre discussion, et comme j'ai commencé, je vais les écouter patiemment défendre leur cause sans toi. Alors Trygétius, pendant que Licentius était complètement distrait : Accueillez cette folie, dit-il, et riez-en comme il vous plaira. Il me semble que l'on ne doit pas appeler intelligence la faculté de comprendre la folie, car la folie est l'unique, ou le plus grand obstacle à l'intelligence. — Il m'est difficile, repris-je, de repousser cette raison. Je suis encore sous l'impression de la pensée d'Alype, je me demande comment on peut enseigner convenablement ce que l'on n'entend point, et si l'esprit peut beaucoup souffrir de ce qu'il ne voit pas. Remarquez-le en effet; Alype a craint d'avouer ce que tu viens de dire, et pourtant il avait lu cette pensée dans les écrits des sages. Donc, malgré cette impression, je considère les sens corporels, qui sont pour l'âme des instruments, et qui peuvent seuls nous donner le terme d'une comparaison plus ou moins exacte, et je suis porté à affirmer que nul ne peut voir les ténèbres. C'est pourquoi si comprendre est à l'esprit ce que voir est aux yeux; si nous ne pouvons voir les ténèbres lors même que les yeux sont ouverts, il n'y a pas absurdité à dire que l'on ne peut comprendre la folie: car nous ne connaissons pas d'autres ténèbres pour l'esprit. Comment se demander encore si l'on peut éviter la folie sans la comprendre? De même que pour échapper aux ténèbres, il nous suffit de ne pas fermer les yeux, ainsi pour éviter la folie on ne doit pas s'efforcer de la comprendre, mais s'affliger de ne pas comprendre, à cause d'elle, ce qui peut être compris, et sentir qu'on y est livré, non quand on la comprend mieux, mais quand on comprend moins le reste.
