CHAPITRE XII. L'HÉRÉSIE DES MANICHÉENS CONFONDUE.
16. Maintenant voyons les avantages que nous avons obtenus. Ils sont si nombreux, que nous ne pouvons en désirer plus; et vu effet ils tranchent toute la question. Consultez le fond même de notre conscience, les lois divines gravées dans notre nature, dans notre âme même où nous les retrouvons dans toute leur réalité et leur certitude, et vous reconnaîtrez combien sont vraies ces deux définitions de la volonté et du péché; et cette vérité une fois reconnue, vous avez en main des raisonnements aussi courts qu'invincibles qui renversent infailliblement tout le système hérétique des Manichéens. Voyons en effet. Ils divisent les âmes en deux classes, l'une bonne et comme telle créée par Dieu, toute spirituelle et tirée du néant, ils la regardent même comme une partie de la substance divine émanée de Dieu lui-même; l'autre, essentiellement mauvaise, n'appartient à Dieu et ne se rapproche de lui en aucune manière; dès lors puisque Dieu est le souverain bien, ces âmes sont par là même le souverain mal. Ces deux classes d'âmes, autrefois parfaitement séparées, sont aujourd'hui confondues. Je n'avais jamais entendu parler de ce genre de mélange et je n'en connaissais pas la cause; cependant je pouvais déjà demander si ces âmes mauvaises, avant leur mélange avec les bonnes, jouissaient de quelque volonté. Si elles n'en avaient point, elles étaient sans péché et innocentes, et alors comment pouvaient-elles être mauvaises ? Dira-t-on qu'elles n'avaient pas plus de volonté que le feu, mais qu'elles étaient mauvaises , parce qu'il leur suffisait de toucher le bien pour le souiller et le corrompre? Mais alors quel crime n'est-ce pas d'attribuer à la nature du mal une puissance telle qu'il peut transformer une partie de Dieu et rendre corruptible le souverain bien lui-même ? Dira-t-on qu'elles avaient une volonté? Alors il y avait donc en elles ce mouvement qui, sans coaction aucune, porte à ne pas perdre un objet ou à l'acquérir; cet objet, à son tour, était un bien véritable ou du moins était jugé tel ; car il n'y a que le bien qui puisse exciter la convoitise. Mais, avant le mélange dont ils nous parlent, pouvait-il, dans le souverain mal, y avoir quelque bien? Comment. dès lors ce souverain mal pouvait-il avoir la connaissance ou seulement la pensée du bien ? Ou bien ces âmes, toutes pleines d'horreur pour ce qui était en elles, aspiraient-elles au bien véritable qui leur était étranger? Mais une volonté qui aspire au bien suprême et véritable, est assurément digne des plus brillants éloges. Et c'est dans le souverain mal que l'on surprend un mouvement de l'âme aussi louable ?
Direz-vous que leur convoitise n'avait d'autre but que de nuire? Mais d'abord c'est là un cercle vicieux. Car celui qui veut nuire, se propose évidemment, pour son propre bien, de priver quelqu'un de tel ou tel bien. Ces âmes avaient donc ou la science, ou au moins l'idée du bien, science ou idée qui sont absolument incompatibles avec le souverain mal. Ensuite ce bien qu'elles remarquaient au-dehors, et auquel elles voulaient nuire, comment pouvaient-elles le connaître ? Si elles le connaissaient,, que pouvez-vous voir de plus beau dans une âme que cette connaissance ? Est-ce que le but constant de tous les efforts déployés par les bons, n'est pas de connaître ce bien suprême et véritable ? Et ce qui n'est maintenant le privilège que de quelques esprits justes et bons, vous en faites la prérogative du mal lui-même, en dehors de tout secours de la grâce? De plus, si ces âmes gouvernaient les corps et voyaient par les yeux des corps, quelles langues, quelles poitrines, quels génies pourraient suffire à louer de tels yeux, auxquels on oserait à peine comparer l'intelligence même des justes? Que de biens nous trouvons dans le souverain mal ! Si c'est un mal de voir Dieu, Dieu n'est plus le bien; or, Dieu est le bien, c'est donc un bien de voir Dieu et je ne sais quel bien peut être comparé à celui-là. Si donc ce que l'on voit est bon, comment peut-il se faire que la possibilité même de le voir soit un mal? Avouez donc que le pouvoir qu'il a donné à ces yeux et à ces intelligences, de contempler la substance divine est un bien qui surpasse toute louange et toute admiration. Et si ce pouvoir n'est point un pouvoir créé, mais un pouvoir essentiel et, éternel, trouvez-moi un bien qui soit préférable à ce mal.
17. Enfin, pour savoir au juste ce que nous devons penser de toutes ces brillantes qualités qu'ils attribuent aux âmes, je demanderai si. parmi ces âmes il en est que Dieu doit réprouver éternellement. S'il n'en doit condamner aucune, les mérites ne sont donc rien, il n'y a plus de Providence, et le monde n'est plus gouverné que par le hasard et non par la raison, ou plutôt il n'est gouverné par rien, car une administration confiée au hasard, est une administration qui n'existe pas. Une telle conséquence révolte ceux-là mêmes qui ont secoué tout lien de religion; concluons donc ou que quelques âmes seront damnées ou que le péché n'existe pas. Si le péché n'existe pas, le mal lui-même n'est plus possible; et toute hérésie qui en est réduite à cette négation, a reçu le coup de mort, dont elle ne se relèvera jamais. Il faut donc que les Manichéens conviennent avec moi que certaines âmes tomberont infailliblement sous le coup du jugement et de la condamnation. Mais si ces âmes sont bonnes, quelle est donc leur justice ? Si elles sont mauvaises, est-ce par nature, est-ce par l'effet de leur volonté ? Par nature, aucune âme ne peut être mauvaise. Pourquoi donc? En vertu des définitions que nous avons données précédemment de la volonté et du péché. Dire que les âmes sont mauvaises et qu'elles ne pèchent pas, ce serait la plus insigne folie ; dire qu'elles pèchent, sans aucune volonté de leur part, c'est une absurdité plus grande encore; enfin regarder quelqu'un comme coupable de péché parce qu'il n'a pas fait ce qu'il n'a pu faire, c'est le comble de l'iniquité et du délire. Si donc, dans tout ce qu'elles accomplissent, ces âmes obéissent à leur nature et non à leur volonté, c'est-à-dire si elles ne sont pas libres d'agir ou de ne pas agir, nous ne pouvons les regarder comme coupables de péché. Tous avouent cependant que ce n'est que justice de condamner les âmes mauvaises , tandis qu'une condamnation portée contre celles qui n'ont pas péché, serait de la plus criante injustice : n'est-ce pas annoncer par là même qu'il n'y a d'âmes mauvaises que celles qui pèchent; tandis que les autres ne sont bonnes que parce qu'elles ne pèchent pas? C'est donc l'erreur la plus grossière de soutenir avec les Manichéens qu'il est une classe d'âmes qui sont mauvaises par leur nature.
18. Maintenant examinons cette classe d'âmes qu'ils disent si bonnes par leur nature, qu'elles sont la substance de Dieu même. Je sais qu'il est bon que chacun connaisse le rang dans lequel il est placé et son propre mérite; mais, quand on se sent victime de changements si fréquents, n'est-ce pas un orgueil sacrilège de croire que l'on est de la substance même de ce bien suprême qu'une raison droite nous montre essentiellement immuable? Il nous a été clairement prouvé que ce n'est pas un péché pour les âmes de ne pas être ce qu'elles ne peuvent être; il suit de là que les âmes mauvaises ne peuvent pas pécher et, dès lors, qu'elles ne peuvent point ne pas être ce qu'elles sont. Dès lors il ne peut y avoir de possibilité de pécher, que pour les âmes qui non-seulement sont bonnes par nature, mais sont encore la substance même de Dieu.
Maintenant invoquons l'autorité de la révélation chrétienne. Les Manichéens n'ont jamais nié qu'un Chrétien qui revient sincèrement à Dieu puisse obtenir le pardon de ses péchés; ils ont avancé bien des erreurs contre les saintes Ecritures, mais ils ont toujours refusé de suivre sur ce terrain un autre célèbre imposteur. Or, à qui ces péchés sont-ils pardonnés? Est-ce aux âmes mauvaises? mais alors elles peuvent devenir bonnes et posséder le royaume de Dieu avec Jésus-Christ. Non, disent-ils, ce ne peut être aux âmes mauvaises. Alors c'est donc aux âmes qu'ils nous présentent comme étant la substance de Dieu même. Ces âmes peuvent donc pécher; bien plus il n'y a qu'elles qui aient le triste pouvoir de pécher. Je n'ai pas à m'occuper de savoir si elles sont seules pour pécher; il me suffit de savoir qu'elles pèchent. Est-ce le mélange du mal qui les nécessite à pécher? Mais si la coaction est telle qu'elles ne puissent pas résister, il est clair qu'elles ne pèchent pas; si, pouvant résister, elles consentent de leur volonté propre, pourquoi alors nous obliger de découvrir de si grands biens dans le souverain mal, et le mal même du péché dans le souverain bien? Mais peut-être que le mal ne se trouve pas là où ils le soupçonnent, et le souverain bien là où le suppose leur coupable superstition?
