CHAPITRE X. LE PÉCHÉ, OEUVRE DE LA VOLONTÉ.
Je suppose des hommes quels qu'ils soient, pourvu qu'ils ne soient pas atteints de folie, et comme tels, séparés de la société humaine; qu'ils soient aussi légers, aussi ignorants, aussi lents d'esprit qu'on peut l'imaginer; je veux savoir d'eux si une personne dont on a saisi la main, pendant son sommeil, pour lui faire écrire des choses criminelles, est coupable de péché. Comment douter que tous me répondraient négativement, et se récrieraient assez énergiquement qu'une telle question ne peut que les blesser par son ineptie? Je leur fais mes excuses et ne néglige rien pour me mériter de leur part un pardon généreux et complet. Je suppose alors que la personne dont je parle ne dormait pas, qu'elle savait même ce que sa main écrivait, mais que tous ses autres membres étaient tellement enchaînés que l'homme le plus vigoureux aurait été obligé de subir cette coaction. Cette personne qui savait ce qu'elle faisait , mais qui s'y opposait de toute la force de sa volonté, était-elle coupable de péché ? Et de nouveau, étonnés d'une semblable question, tous ces hommes me répondraient encore négativement et sans la moindre hésitation. Pourquoi donc? Parce que personne ne peut être condamné pour une chose qu'il a faite sans le. savoir, ou ne pouvant faire autrement. J'insiste de nouveau, et pour trouver plus facilement la solution que je cherche, je presse la nature humaine dans ses derniers retranchements, et je demande si cet homme qui dormait, sachant pari avance l'usage qu'on devait faire de sa main, s'était enivré à dessein, afin de rendre son sommeil plus profond et de tromper par son serment, ce sommeil serait-il une preuve de son innocence? Et tous me répondraient que cet homme est coupable. Et si l'autre s'est fait lier volontairement afin de trouver une justification dans l'impossibilité où il était de résister ; ces chaînes suffiront-elles pour l'exempter de péché? Puisqu'il était lié, il ne pouvait résister; de même que l'autre qui dormait, ne pouvait savoir ce qu'il faisait. Et l'on me répondrait unanimement que sans aucun doute, tous deux doivent être condamnés comme coupables. De tout cela, je conclurais infailliblement, qu'il n'y a de péché que dans la volonté; et en cela je pourrais m'appuyer sur la justice elle-même qui punit ceux qui, ayant eu la volonté de pécher, n'ont pu réaliser leurs coupables desseins.
13. En m'entendant faire ces suppositions, pourrait-on m'accuser de traiter de choses obscures et cachées qui prêtent si facilement lieu au soupçon de fraude ou d'ostentation, en raison même du petit nombre des personnes qui peuvent les comprendre ? Eh bien ! arrivons peu à peu à la distinction des choses intelligibles et des choses sensibles, et qu'on ne m'accuse pas de mensonge ou d'orgueil comme si je prétendais accabler, par la subtilité de mes discussions, des âmes simples et. ignorantes. M'est-il permis de savoir que je vis? M'est-il permis de savoir que. je veux 'vivre? Si le genre humain voit dans ces deux propositions de simples données du bon sens, j'en conclus que nous avons la connaissance et de notre volonté et de la vie. Et dans cette science, nous n'avons pas à craindre que quelqu'un puisse nous convaincre de mensonge comment en effet faire croire faussement à quelqu'un ou qu'il ne vit pas, ou qu'il ne veut rien? Je ne crains pas non plus d'énoncer des prémisses douteuses ou obscures; on m'accuserait plutôt d'apporter trop de clarté dans la discussion. Mais voyons où elle va nous conduire.
14. C'est donc par la volonté seule que l'on pèche. Or, notre volonté nous est parfaitement connue, car comment saurais-je que je veux, si je ne savais pas ce que c'est que la volonté. Voici comment on la définit : la volonté est un mouvement de l'âme qui, sans y être contrainte par quoi que ce soit, nous porte ou à conserver ou à acquérir quelque chose.
Pourquoi donc rie pouvais-je alors adopter cette définition ? Etait-il si difficile de voir que ce qui est forcé est contraire à la volonté? ne disons-nous pas que ce qui est à gauche est le contraire de ce qui est à droite, mais dans un autre sens que quand nous disons que le noir est le contraire du blanc? En effet, une chose ne peut être à la fois noire et blanche, tandis que quand un homme se trouve au milieu de deux autres, à l'égard de l'un il est à gauche, et à droite à l'égard de l'autre ; il reste toujours un seul et même homme, mais à l'égard d'un seul homme il ne peut être à la fois et à droite et à gauche. De même une âme peut en même temps vouloir- et ne pas vouloir; mais par rapport à une seule et même chose, elle ne peut en même temps et ne pas la vouloir et la vouloir. Interrogez quelqu'un qui fait une chose sans la vouloir, il vous dira qu'il ne veut pas la faire; demandez-lui s'il veut ne pas la faire; il vous répondra qu'il le veut. Donc, faire une chose sans la vouloir ou malgré soi, c'est vouloir ne pas la faire; ces deux mouvements contraires se trouvent à la fois dans une seule et même âme, mais sous des rapports différents. Mais pourquoi cette observation? C'est parce que, si de nouveau nous demandons pourquoi il fait. cette chose malgré lui, il nous dira qu'il y est contraint. En effet, quiconque agit malgré lui, agit sous le coup d'une coaction, et quiconque agit sous l'influence de la coaction, agit malgré lui. Reste à montrer que celui qui veut, est, dans sa volonté, toujours libre de la coaction, lors même que quelqu'un se dirait contraint. Ainsi tout homme qui agit parce qu'il veut, n'est point contraint, et quiconque n'est pas contraint, agit ou n'agit pas, mais toujours volontairement. Ce sont là des idées sur lesquelles, sans aucune absurdité possible,-nous pouvons interroger tous les hommes, depuis l'enfant jusqu'au vieillard, depuis l'écolier jusqu'au docteur; la nature elle-même en proclame la vérité; pourquoi donc, en définissant la volonté, n'ai-je pas alors mentionné l'absence de toute coaction, dont aujourd'hui je connais par expérience la nécessité ? Et si ces notions sont la simple expression de la nature elle-même, quelle obscurité peut-il rester encore dans cette question? A moins peut-être que quelqu'un n'ignore que quand nous voulons, nous voulons quelque chose, et que notre âme se porte vers cet objet, soit pour le posséder ou ne pas le posséder, soit pour vouloir le conserver si on le possède, soit pour l'obtenir si on ne le possède pas? Donc du moment que l'on veut, on veut nécessairement acquérir ou ne pas perdre. Et quand je réfléchis que ces notions sont plus claires que la lumière, qu'elles ne sont pas de moi, mais qu'elles ont été gravées dans l'intelligence du genre humain tout entier, par l'effet de la libéralité de la vérité même, je me demande pourquoi je ne pouvais dire alors : la volonté est un mouvement de l'âme, qui sans aucune coaction , nous porte vers quelque chose, pour ne pas le perdre ou pour l'acquérir.
