CHAPITRE XIII. ABSURDITÉ DU SYSTÈME DES DEUX AMES.
19. Après avoir signalé le coupable délire qui seul a pu inventer le système de deux espèces d'âmes différentes, ai-je du moins pu saisir ce qu'au fond de tout cela il peut y avoir à apprendre et à retenir? Cette classification signifie-t-elle seulement, qu'au moment de délibérer, le consentement se porte tantôt vers le mal et tantôt vers le bien? Mais n'est-il pas plus simple alors de voir en cela l'unité de l'âme, qui, armée de sa libre volonté, peut se porter d'un côté et de l'autre, et revenir également de sa première résolution? J'éprouve cela moi-même, mais je conserve parfaitement le sentiment de ma personnalité unique , quand je considère les deux partis et quand je choisis l'un ou l'autre. Or, souvent il arrive que l'un me plaît, tandis que l'autre convient, nous hésitons alors. Je ne m'en étonne pas, car nous sommes constitués de telle sorte que le plaisir peut nous attirer par la chair, et l'honneur par l'esprit. Serait-ce ce phénomène qui m'obligerait à admettre l'existence de deux âmes? Mais il est bien plus simple et plus rationnel d'admettre dans ce qui est bien, deux catégories qui toutes deux se concilient parfaitement avec l'idée d'un Dieu Créateur, le bien supérieur et le bien inférieur, ou plutôt le bien extérieur et le bien intérieur, qui affectent diversement une seule et même âme. Ces deux catégories ne sont rien autre chose que la distinction des choses sensibles et des choses intelligibles dont j'ai parlé précédemment et que nous appelons, en termes plus simples, les choses charnelles et les choses spirituelles. Mais tandis que notre pain véritable est spirituel, il nous est devenu difficile de nous abstenir des choses charnelles, car c'est le propre de notre condition actuelle de manger notre pain dans les larmes et le travail. Et en effet, ce ne peut être qu'au prix du plus cruel supplice que nous avons pu, par le péché, échanger notre immortalité contre la mort. Voilà ce qui nous explique pourquoi nos efforts vers le bien sont aussitôt et vivement combattus par les assauts habituels de la chair et du péché ; de là pour nous la difficulté que nous rencontrons dans le bien et sur laquelle la folie de quelques auteurs veut s'appuyer pour soutenir que parmi les âmes il en est une espèce qui n'a pas Dieu pour créateur.
20. Ces auteurs concèdent volontiers que nous sommes attirés au mal par une autre espèce d'âmes, mais ils ne vont pas jusqu'à soutenir que celles-ci sont mauvaises par nature et que les autres soient le souverain bien. Ces dernières, en désirant ce qui ne leur est pas permis, c'est-à-dire ce qui est péché, de bonnes qu'elles étaient, deviennent mauvaises; elles peuvent cependant redevenir bonnes; mais pendant qu'elles restent dans le péché, elles exercent sur les autres une sorte de persuasion occulte et les attirent à elles. Ces âmes tentatrices dont nous parlons, sans être absolument mauvaises par elles-mêmes, se trouvent cependant dans un rang bien inférieur . qui leur permet d'accomplir sans pécher les oeuvres qui leur sont propres. Quant aux âmes supérieures à qui la justice. modératrice de toutes choses a confié une action de beaucoup supérieure, si elles veulent suivre et imiter les âmes inférieures, en péchant elles deviennent mauvaises, non pas parce qu'elles imitent des âmes mauvaises, mais parce qu'elles les imitent quand elles devraient ne pas les imiter. Celles-là, en effet, restent dans la sphère qui leur est propre; celles-ci veulent sortir de la leur ; les premières conservent donc le degré où elles sont placées, les autres tendent à descendre. Voyez les hommes à la poursuite d'animaux sauvages. La course du cheval est admirable; mais si un homme imitant sa démarche, veut courir sur ses pieds et sur ses mains, le jugera-t-on digne même de manger de la paille? Nous avons donc souvent le droit de désapprouver l'imitation , alors même que nous admirons le modèle. Nous condamnons l'imitateur, non point parce qu'il n'a pas réalisé la copie, mais parce qu'il a voulu y arriver. Dans un cheval nous admirons sa course, mais autant nous exaltons la supériorité de l'homme sur le cheval, autant nous nous indignons de le voir se dégrader. Prenons un exemple parmi les hommes eux-mêmes: un hérault s'acquitte parfaitement de sa mission; si un sénateur jouait ce rôle, le jouât-il beaucoup mieux, ne passerait-il pas pour un insensé? Prenons parmi les astres : nous admirons la clarté de la lune, sa course et ses transformations; mais si le soleil voulait l'imiter ( nous supposons qu'il soit capable de volonté) une telle détermination ne déplairait-elle pas souverainement et à bon droit? Eh bien ! ces exemples rendent parfaitement ma pensée. Je suppose (et ma supposition est toute gratuite) qu'il y ait des âmes livrées, non par suite du péché, mais par leur nature, à des fonctions toutes corporelles, et malgré leur infériorité, jouissant avec nous d'un voisinage intérieur, nous ne pourrions les regarder comme mauvaises par cela seul qu'en les imitant et en aimant les choses corporelles, nous devenons mauvais. Si nous péchons en aimant les choses corporelles, c'est parce qu'il nous est commandé et que naturellement nous avons le pouvoir d'aimer les choses spirituelles , et c'est en restant ainsi dans la sphère qui nous est propre que nous trouvons la souveraine perfection et le souverain bonheur.
21. Oui, sans doute, l'hésitation propre à notre esprit nous porte tantôt au péché, tantôt au bien, mais comment ce phénomène nous forcerait-il à conclure l'existence de deux espèces d'âmes, l'une créée par Dieu et l'autre étrangère à son action créatrice ? N'avons-nous pas sous nos yeux une multitude de causes qui nous expliquent parfaitement ces vicissitudes de la pensée? Tout homme , sérieux observateur, comprend que cette erreur n'est qu'un tissu d'obscurités dans lequel les esprits faibles cherchent en vain un rayon de lumière. Attachons-nous plutôt à ce qui a été dit de la volonté et du péché ; ce sont là des notions que la souveraine justice ne laisse ignorer à aucun homme de bon sens; et supposé qu'elles viennent à s'effacer, sur quel principe reposerait l'enseignement de la vertu? quel moyen de sortir de la mort des vices ? Au contraire, qu'elles brillent dans toute leur clarté et leur évidence, et aussitôt l'hérésie manichéenne est convaincue de fausseté et d'erreur.
