CHAPITRE II. LES AMES, BIEN SUPÉRIEURES A LA LUMIÈRE.
2. Peut-être qu'à cette époque de mes malheurs, ma pensée n'aurait pu envisager cette question de la vie et de la participation à la vie; question, cependant, de la plus haute importance et qui mérite d'être , parmi les docteurs, l'objet d'une discussion sérieuse. Du moins je ne pouvais reculer devant cet axiome qui s'impose de lui-même à tout homme, pour peu qu'il réfléchisse, à savoir que tout ce que nous savons ou l'objet de toutes nos connaissances, est perçu, ou par les sens corporels ou par l'intelligence. Cinq sens sont vulgairement assignés au corps la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher. Or, si je soutiens que tous ces sens sont de beaucoup inférieurs à l'intelligence, qui osera me le nier, fût-il aveuglé par l'impiété la plus ingrate et la plus grossière? De ce principe incontestable, je conclus que les perceptions de la vue, de l'ouïe et de tout autre sens corporel, sont d'autant plus inférieures à la perception qui se fait par l'intelligence, que cette intelligence l'emporte sur les sens. Or, toute vie, et par là même toute âme est perçue uniquement par l'intelligence et nullement par les sens corporels ; tandis que le soleil, la lune et en général toute lumière est perçue par les yeux mortels. Voici pourtant que les Manichéens attribuent au Dieu véritable et bon, la création de la lumière, et ils lui refusent la création de la vie, quelle qu'elle soit, c'est-à-dire de ce qui ne peut être perçu non-seulement que par l'esprit, mais par ce qu'il y a de plus sublime dans l'âme, par l'entendement de l'intelligence. Si, après avoir invoqué Dieu, je me demande à moi-même ce que c'est que la vie, cette chose qui échappe à tous les sens du corps et qui est absolument incorporelle, est-ce que je ne pourrai pas répondre? N'avouent-ils pas eux-mêmes que ces âmes, qu'ils ont en horreur, non-seulement vivent, mais qu'elles ont une vie immortelle? Cette parole de Jésus-Christ : « Laissez les « morts ensevelir leurs morts1 », ne s'applique pas à ceux qui sont dépouillés de toute vie, mais uniquement aux pécheurs, car le péché est l'unique mort d'une âme immortelle, suivant cette parole de saint Paul : « La veuve qui vit dans les délices est morte2 » ; il la dit tout à la fois et morte et vivante. Je n'ai point à rechercher combien est honteuse la vie d'une âme pécheresse, il me suffit de savoir qu'elle vit. Si donc ce n'est que par mon intelligence que je puis percevoir une âme, comment ne pas attribuer à l'âme, sur la lumière que nous percevons par les yeux, toute la supériorité qui sépare l'intelligence des yeux eux-mêmes?
Puisque les Manichéens font remonter jusqu'au Père de Jésus-Christ le principe de la lumière, comment donc ne reconnaîtrais-je pas que l'âme aussi a été créée par Dieu ? Si, malgré l'ignorance même et l'aveuglement où j'étais, à l'époque dont je parle, j'avais voulu réfléchir sérieusement et étudier la forme et ce qui est formé, l'espèce et son objet, j'aurais compris que le corps lui-même ne peut avoir d'autre principe que Dieu seul.
