CHAPITRE VI. LES VICES ET LA LUMIÈRE SENSIBLE.
6. Un interlocuteur habile, mais plus curieux que profond, m'arrête ici et me prie de parler, non pas des âmes vicieuses, mais des , vices eux-mêmes. Ces vices, en effet, n'étant point perçus par les sens du corps, le sont nécessairement par l'intelligence; d'un autre côté les choses intelligibles sont supérieures aux choses sensibles; pourquoi donc, quand nous sommes convenus réciproquement de regarder Dieu comme le créateur unique de la lumière, traiterions-nous de sacrilège celui qui oserait soutenir que Dieu est le créateur des vices? A cet adversaire je ferais la réponse que Dieu inspire d'ordinaire sur-le-champ à ceux qui le servent, sans qu'ils s'y soient aucunement préparés; ou bien je préparerais ma réponse. Si je n'avais ni mérité la lumière divine, ni pu préparer ma réponse, je différerais, en avouant que la tâche commencée est rude et difficile. Je rentrerais en moi-même, je me prosternerais devant Dieu, je gémirais profondément en lui demandant avec ardeur la grâce de ne point permettre, ou que je manque de raisons solides pour achever ma démonstration commencée, ou que je me voie réduit à la nécessité de donner aux choses sensibles la préférence sur les choses intellectuelles, ou de dire qu'il est, lui-même l'auteur des vices ; cruelle alternative également empreinte d'erreur, et d'impiété.
Jamais je ne pourrai croire que Dieu m'abandonnerait dans cet état. Bien plutôt, illuminant mon esprit, par l'un de ces modes ineffables qui lui appartiennent, il m'avertirait de considérer, de considérer encore, pour voir s'il est bien vrai que ces vices, au sein desquels je me tourmente, doivent être assimilés aux choses intelligibles. Dans ce but, effrayé d'ailleurs de la faiblesse de mon oeil intérieur, faiblesse qui n'est que le juste châtiment de mes péchés, j'essaierais, au moyen des choses visibles elles-mêmes, de faire un pas vers la connaissance des choses invisibles. Cette manière de procéder ne nous donne nullement une connaissance plias certaine, mais elle est mieux fondée sur .l'expérience. Je chercherais donc d'abord quel est l'objet du sens de la vue : ce sont les couleurs. En effet, elles ne peuvent être perçues par aucun autre sens, elles sont l'objet propre de la vue ou de la lumière; les mouvements des corps, la grandeur, les intervalles, les figures, tout cela, il est vrai, tombe sous le sens de la vue, mais ce n'est pas d'une manière exclusive, puisque le toucher s'y trouve aussi dans sa sphère. De là je conclurais que la lumière l'emporte d'autant plus sur les choses corporelles et sensibles, que la vue l'emporte elle-même sur les autres sens. Je m'en tiendrais donc uniquement à la lumière et je m'établirais sur ce premier degré de mon inquisition. Puis continuant ma marche, je me ferais à moi-même le raisonnement suivant: Si ce soleil qui brille d'un si vif éclat et qui suffit à la clarté du jour, pâlissait insensiblement à nos yeux jusqu'à devenir semblable à la lune, est-ce que l'impression ressentie en nous ne serait pas l'impression produite parla lumière qui brille de toute part? Cherchant alors la lumière, ce que nous verrions encore ne serait pas ce qui n'est plus, mais le peu qui resterait de ce qui était auparavant. Ce n'est donc pas le manque ou le défaut de lumière qui viendrait frapper mes yeux, mais la lumière qui serait restée après la disparition de ce qui était. Or, puisque nous ne verrions pas ce défaut de lumière, nous ne le sentirions pas davantage; car ce qui ne vient pas frapper le sens de la vue, ne peut être vu. Dès lors, si ce défaut ne peut être perçu ni par la vue ni par aucun autre sens, j'ai le droit de conclure qu'il n'est pas une chose sensible. Une chose qui ne peut être sentie, peut-elle être sensible? Appliquons maintenant ces considérations à la vertu, car c'est avec raison que nous disons qu'elle illumine l'esprit d'une lumière intelligible. Or, si cette lumière de la vertu vient à faire défaut, ce défaut est ce que nous appelons le vice; il ne tue pas l'âme mais il l'obscurcit. Si donc nous avons banni le défaut de lumière naturelle de la catégorie des choses sensibles, nous pouvons également exclure de ce qui est intelligible le vice de l'âme ; toutefois ce qui reste dans l'âme, c'est-à-dire ce qui fait qu'elle vit et qu'elle est âme, est aussi intelligible qu'était sensible ce qui dans cette lumière sensible continuait à briller après sa disparition. J'en conclus que l'âme, en tant qu'elle était âme et qu'elle participait à la vie, condition essentielle de son existence, est de beaucoup supérieure à toutes les choses sensibles. N'est-ce pas dès lors se condamnera l'erreur la plus profonde que de soutenir que, parmi les âmes, il en est qui n'ont pas été créées par Dieu, quand d'ailleurs on célèbre la création divine de la lune et du soleil?
7. Si nous entreprenions d'énumérer toutes les choses sensibles, nous devrions parler, non-seulement de ce que nous sentons, mais même de ce dont nous pouvons juger par le corps, quoique nos sens n'en soient point affectés ; c'est ainsi que nous jugeons les ténèbres par nos yeux et le silence par nos oreilles; nous percevons les unes sans les voir et l'autre sans l'entendre. De même les choses intelligibles ne sont pas seulement celles que nous percevons par la lumière de l'entendement, comme la sagesse elle-même, mais aussi celles qui nous inspirent de l'horreur par la privation de cet éclat extérieur, par exemple la folie, que nous appelons avec raison les ténèbres de l'âme. Quant à discuter sur les mots, je m'en garderai bien, mais il me serait facile de partager la question en une multitude de subdivisions qui prouveraient à tout esprit attentif que, d'après les lois infaillibles de la vérité, les substances intelligibles doivent être préférées aux substances sensibles, mais qu'on ne peut en dire autant des défauts de ces substances, quoique, parmi ces défauts, nous appelions les uns intelligibles et les autres sensibles. Que si on veut ranger parmi les substances et ces lumières sensibles et ces âmes intelligibles, sans aucun doute on sera forcé de reconnaître la supériorité des âmes sur toutes les autres substances ; tandis que parmi les défauts de tout genre il n'y aura aucune préférence à établir, puisque ces défauts ne désignent que la privation et non l'être, et qu'ils n'ont d'autre valeur intrinsèque que celle d'une négation. Rapprochons ces deux négations : il n'y a pas d'or, il n'y a pas de vertu; sans doute il y a une grande différence entre l'or et la vertu; mais entre ces deux négations, quelle différence pourrait-on trouver? Il est certain, et personne n'en doute, qu'il est mille fois plus honteux de ne pas avoir de vertu, que de ne pas avoir d'or; mais cette honte vient-elle de la négation même ou de la chose dont on manque? Plus la vertu l'emporte sur l'or, plus la honte de manquer de vertu l'emporte sur celle d'être pauvre. Donc puisque les choses intelligibles l'emportent sur les choses. sensibles, nous devons tolérer beaucoup plus difficilement le défaut dans les choses intelligibles, que dans les choses sensibles, non pas à cause des défauts eux-mêmes, mais à cause de ce qui en est l'objet. Il suit delà que le défaut de vie, laquelle est une chose intelligible, est beaucoup plus déplorable que le défaut de lumière sensible, par la raison que la vie que nous percevons par l'intelligence est de beaucoup supérieure à la lumière, puisque celle-ci n'est perçue que par les sens.
8. Maintenant donc, osez, si vous le pouvez, attribuer à Dieu la création du soleil, de la lune et de tout ce qui brille d'un éclat visible dans les astres et dans notre feu terrestre; et en même temps niez que Dieu soit-le créateur de toutes les âmes, qui ne sont telles que par la vie qui les anime et qui l'emporte de beaucoup sur la lumière. Il est dans la vérité celui qui dit : En tant qu'il brille, cet objet est de Dieu; et moi, grand Dieu, je serais dans l'erreur si je m'écrie : En tant qu'elle vit, cette âme est de Dieu 1 De grâce n'exagérez pas l'aveuglement de l'esprit et les supplices de l'entendement jusqu'à soutenir que les hommes ne peuvent comprendre ces premières notions du bon sens! Mais quelles que soient leur erreur et leur obstination, armé de mes raisons invincibles, je puis sans hésiter étudier avec eux ce sujet, l'envisager sous toutes ses faces et le discuter avec calme, sans craindre aucunement qu'aucun d'eux hésite un seul instant à reconnaître la supériorité de l'entendement ou de ce qui est perçu par l'intelligence, sur les sens ou sur tous les objets qui ne sont connus que par les sens. Cela posé, qui donc aurait la hardiesse de soutenir que les âmes, si vicieuses fussent-elles, en tant qu'elles sont âmes, ne doivent pas être rangées dans la classe des choses intelligibles, et que c'est par leurs défauts que nous les percevons ? En effet, ce qui constitue l'essence de l'âme , c'est la vie. Sans doute, c'est par leurs défauts que nous les connaissons vicieuses, car c'est parce qu'elles manquent de vertu qu'elles sont vicieuses : mais ce n'est pas par leurs défauts que nous percevons qu'elles sont des âmes; elles le sont par la vie qui les anime. On ne peut pas dire davantage que la présence de la vie en elles soit la cause de leur défaillance : car la défaillance dans un objet est toujours en proportion de la disparition de la vie.
9. En face de cette évidence qui nous prouve que, bien moins encore que la lumière, les âmes ne peuvent être séparées de leur auteur, je repousserais , sans restriction aucune , toutes les objections qui me seraient faites, et je conjurerais mes adversaires d'imiter plutôt ceux qui avec moi proclament que Dieu est nécessairement l'auteur unique de tout ce qui existe, parce qu'il existe et en tant qu'il existe.
