CHAPITRE XXIV. DU NOMBRE DES NATURES, IMAGINÉ PAR LES MANICHÉENS.
26. Je lis, dans la lettre fondamentale, ces mots : « Dieu le Père » ; j'y apprends aussi que son règne est établi sur la terre brillante et heureuse. Or, je voudrais que vous me disiez si le Père, son royaume et la terre, sont de la même substance et de la même nature. Si vous répondez affirmativement, j'en conclus qu'en pénétrant cette nature qui constitue, pour ainsi parler, le corps de Dieu, le coin de la nation des ténèbres ne fait qu'y ,insérer une nature de même espèce. Cette conclusion est horrible, mais cependant elle est rationnelle, puisque c'est dans la nature même e Dieu que s'implante ce coin de la terre des ténèbres, Je vous en conjure, réfléchissez-y : vous êtes hommes, repoussez de telles horreurs, rejetez loin de vous des images aussi sacrilèges, arrachez-les de votre croyance. Me direz-vous qu'il n'y a pas identité de nature, que la nature du Père n'est pas celle de son royaume, celle de la terre? Que chacun de ces trois objets a sa nature propre, sa substance particulière, se distinguant même par le degré d'excellence ou d'élévation? Alors avouez que ce n'est pas seulement de deux natures, mais bien de quatre que Manès devait proclamer l'existence. Si vous admettez qu'il n'y a qu'une seule et même nature pour le Père et son royaume, et que la nature seule de la terre est différente, je trouve encore trois natures distinctes. Mais peut-être qu'il n'en a reconnu que deux, parce que la terre des ténèbres n'appartient pas à Dieu ; alors je demande comment la terre de lumière appartient à Dieu. Si cette terre a une nature différente de celle de Dieu, ce n'est pas Dieu qui l'a engendrée, ce n'est pas lui qui l'a faite ; elle ne lui appartient donc pas, et ce n'est pas là qu'il doit établir son royaume. Si elle appartient à Dieu à raison du voisinage, la terre des ténèbres lui appartient au même titre, puisque non-seulement elle touche par le voisinage à la terre de lumière, mais elle la pénètre et la divise. Direz-vous que c'est Dieu qui l'a engendrée ? C'est vous mettre dans la nécessité de conclure qu'elle est de la même nature que lui. En effet, il est de toute évidence que ce que Dieu a engendré est de la même nature que lui; et c'est sur ce principe que la foi catholique raisonne quand il s'agit du Fils unique de Dieu. Vous vous trouvez ainsi ramenés à cette horrible et honteuse nécessité d'admettre que ce coin noir déchire la nature même de Dieu. Non, dites-vous, Dieu ne l'a pas engendrée, mais il l'a faite; et de quoi donc s'est-il servi pour la faire? Si c'est de lui-même, en quoi cet acte diffère-t-il de la génération ? Si c'est d'une nature étrangère, cette nature était-elle bonne ou mauvaise ? Si elle était bonne, il y avait donc une autre nature bonne en dehors de Dieu; et ceci, vous n'en conviendrez jamais. Si elle était mauvaise, cette nation des ténèbres n'était donc pas la seule nature mauvaise. Peut-être encore que Dieu en a pris une certaine partie pour en faire la terre de lumière et y établir son royaume? Pourquoi alors ne la prenait-il pas tout entière ? c'eût été le moyen d'anéantir autrefois cette nature mauvaise. Enfin, si Dieu ne s'est servi d'aucune substance étrangère pour faire la terre de lumière, il l'a donc faite de rien.
