CHAPITRE XXXVII. DIEU SEUL EST LE SOUVERAIN BIEN.
42. Comment, dites-vous, le mal serait-il possible, si tout ce qui est, était souverainement bon? Cependant, admettons que Dieu le Père est le souverain bien ; supposons ensuite que quelqu'un demande, s'il était un autre souverain bien, quelle en serait l'origine, nous répondrions sans hésiter que ce serait Dieu le Père qui est le souverain bien. Pour expliquer pieusement notre pensée, nous ajouterions que cet autre souverain bien est né de lui, et n'a pas été fait de rien ; voilà pourquoi il est le bien suprême, c'est-à-dire incorruptible. Aussi nous paraît-il souverainement injuste de prétendre que ce qui a été fait de rien doit être le souverain bien au même titre que ce qui est né de Dieu. S'il l'a engendré, il l'a engendré ce qu'il est lui-même, puisque la génération est son oeuvre à lui seul. C'est donc à tort et par ignorance que l'on voudrait trouver des frères au Fils unique de Dieu, par qui le Père a créé de rien tous les biens, à moins que la question ne roule uniquement sur son humanité. En effet, les Ecritures le désignent clairement comme Fils unique et premier-né ; fils unique du Père, premier-né d'entre les morts. « Et nous avons vu sa gloire, dit saint Jean, c'était celle du Fils unique du Père, et il était rempli de grâce et de vérité1 ». Saint Paul dit de son côté : « Afin qu'il soit lui-même le premier-né parmi beaucoup de frères2 ».
43. Dirons-nous que ces biens qui auraient été créés de rien n'existent pas, qu'il n'y a de bien que la nature même de Dieu ? Ce serait porter envie à d'aussi grands biens ; ce serait prononcer une parole impie, une injure, de penser que ces biens particuliers sont distincts de Dieu lui-même, et qu'il ne peut en exister aucun par la raison que Dieu lui serait préféré. Je pense qu'il est évident pour vous, âme raisonnable, que vous êtes inférieure à Dieu, et que vous reconnaissez d'autant mieux votre infériorité, qu'après Dieu personne ne revendique sur vous la supériorité. Souffrez cet aveu et montrez-vous plus généreuse envers Dieu, de peur qu'il ne vous repousse dans cet abîme, où sous l'étreinte d'angoisses trop justement méritées vous perdriez même l'estime du bien qui est en vous. Vous n'êtes plus qu'une nature orgueilleuse envers Dieu, si vous vous irritez contre ce qui l'emporte sur vous ; et c'est faire à Dieu une trop sanglante injure que de refuser de le remercier d'avoir fait de vous un bien si grand que lui seul l'emporte sur vous. Cette vérité bien établie, gardez-vous de dire : je dois être la seule nature que Dieu ait faite ; je voudrais, qu'il n'y eût pas d'autre bien après moi. Après Dieu vous êtes le premier bien, est-ce .qu'il ne doit y avoir que vous seul de bon? Une preuve frappante de la dignité à laquelle Dieu vous a élevée, c'est que lui qui avait naturellement empire sur vous, a créé d'autres biens sur lesquels vous puissiez dominer. Maintenant ne vous étonnez pas que ces biens se révoltent contre vous, et quelquefois même vous crucifient : le Seigneur n'a-t-il pas plus de puissance sur les choses qui vous servent que vous n'en avez vous-même ? ses droits sont ceux du Maître sur les serviteurs de ses serviteurs. Qu'y a-t-il donc d'étonnant que ces biens sur lesquels vous exerciez votre empire, deviennent pour vous comme autant de châtiments pour punir vos péchés, ou votre rébellion contre Dieu ? Dieu n'est-il pas la justice même ? Si nous avions ici à examiner le péché originel, il nous serait facile de montrer que la nature humaine dans la personne d'Adam a réellement mérité tous ces maux; qu'il nous suffise de remarquer qu'on reconnaît la justice d'un maître à la justice de ses récompenses et de ses châtiments, au bonheur qu'il accorde aux justes et aux châtiments dont il frappe les pécheurs. Cependant vous n'avez pas été délaissé de toute miséricorde, puisque par la succession même des choses et des temps, vous êtes appelé à rentrer dans votre premier état. Ainsi grâce à cette bienveillance infinie du Créateur, laquelle s'est étendue même jusqu'aux biens terrestres qui se corrompent et se reforment, votre supplice est mêlé de quelques soulagements. Comment donc ne pas rapporter à Dieu par la louange ce bel ordre de choses? comment, après avoir fait la triste expérience du mal, ne pas chercher un refuge auprès de Dieu seul ? Concluons : les choses terrestres vous obéissent pour vous rappeler que vous êtes leur maître; et quand elles sont pour vous des instruments de souffrance, c'est pour que vous sachiez que vous devez servir le Seigneur.
