Fins et moyens dans l'action.
Chaque art et chaque profession ont leur but1 particulier, et une fin qui leur est propre, que celui qui désire d'y exceller se propose toujours, et souffre pour cela tous les travaux, tous les périls et toutes les pertes, auxquels il est exposé, non seulement avec patience, mais avec joie.
Un laboureur a son but, lorsque pour cultiver son champ, il endure avec un courage infatigable les plus violentes ardeurs de l'été et les plus grandes rigueurs de l'hiver; et ce but est de rendre son champ bien net, bien aplani, sans ronces, sans épines, et sans aucune mauvaise herbe. Mais la fin qu'il se propose et qu'il sait ne pouvoir obtenir qu'en préparant ainsi sa terre est de recueillir une grande abondance de grains pour avoir ensuite de quoi passer doucement sa vie, et de quoi même se pouvoir enrichir. C'est dans cette espérance qu'il épuise sans hésiter tout le blé de ses greniers pour le confier à la terre, et qu'il ne sent point cette perte présente, à cause de la récompense qu'il s'en promet à l'avenir.
De même ceux qui sont dans le trafic et dans le commerce, méprisent tous les dangers, et n'ont point d'horreur des plus longues et des plus périlleuses navigations, parce que la fin qu'ils se proposent, et le gain qu'ils espèrent, les anime et les soutient dans ces hasards.
Ceux qui font profession des armes, et qui brûlent d'ambition, sont insensibles aux travaux des longs voyages et des exils volontaires de leur patrie, lorsqu'ils en considèrent la fin qui est d'acquérir des charges et de l'honneur : et ces hautes récompenses qu'ils désirent avec ardeur, les empêchent de s'abattre par les difficultés de la guerre qu'ils regardent comme la voie pour y parvenir.
Notre profession a donc aussi son but et sa fin particulière pour laquelle nous souffrons constamment et de bon coeur tous les travaux qui se rencontrent. C'est cette fin qui nous empêche de nous lasser dans la continuation de nos jeûnes, qui nous fait trouver du plaisir dans la fatigue de nos veilles, qui nous ôte le dégoût dans l'assiduité de la lecture et de la méditation de la parole de Dieu, qui nous fait supporter avec douceur et avec joie ce travail sans relâche dans lequel nous passons notre vie, cette pauvreté, ce dénuement, et cette privation de toutes choses, et qui fait enfin que noua n'avons point d'horreur de cette vaste et affreuse solitude.
C'est sans doute cette même fin qui vous a fait renoncer si généreusement à l'affection de vos parents, mépriser votre pays, fouler aux pieds toutes les délices du monde, faire tant de chemin, et traverser tant de terres pour venir chercher des gens faits comme nous, des hommes rustiques, grossiers, ignorants, et qui passent leur vie dans ces déserts sombres et sauvages. Je vous supplie donc de me répondre et de m'expliquer quel est le but où vous tendez, et la fin qui vous fait endurer tant de fatigues?
Ce saint abbé nous pressant de lui dire notre pensée, nous lui répondîmes, que ce qui nous portait à souffrir tout ce qu'il venait de représenter, était le désir et l'espérance du royaume des Cieux.
*
- *
Vous me dites fort bien, répliqua-t-il, quelle est la fin que vous vous êtes proposée : mais l'importance est de savoir quel est le moyen que nous nous devons proposer comme un but où nous devons toujours tendre pour arriver ensuite à cette fin. Nous lui avouâmes fort simplement notre ignorance, et nous le priâmes de nous dire ce que nous ne savions pas.
Je viens de vous montrer, nous dit ce saint vieillard, qu'en toute profession, il y a d'abord un but fixe et arrêté où l'on tend par une attention continuelle de l'esprit; et que si on ne s'y attache de la sorte, on ne peut arriver à la fin que l'on désire.
Je vous ai distingué ces deux choses dans l'exemple d'un laboureur. La fin est le désir d'une grande moisson; et le but qu'il se propose comme un moyen pour parvenir à cette fin, est le soin et l'application continuelle à bien cultiver son champ. Je vous ai fait voir la même chose dans la marchandise et dans la guerre. Il en est ainsi de nous, notre fin est le royaume de Dieu, mais il est d'une grande importance vie savoir le but que nous devons nous proposer pour y arriver. Sans cela, c'est en vain que nous travaillons. Nos efforts seront inutiles, et nos fatigues infructueuses ; parce que tout voyageur qui marelle sans avoir de route assurée, a toujours la peine de marcher, et n'a jamais la consolation d'arriver au lieu qu'il désire.
Cela nous surprit étrangement, et ce sage vieillard voyant notre surprise continua de la sorte. La fin donc de notre profession est le royaume des Cieux; mais le but pour y arriver est la pureté du coeur, sans laquelle il est impossible que jamais personne arrive à cette fin . C'est à ce moyen que nous devons rappeler toute notre application. Si nous ne le perdons jamais de vue; nous courons droit au terme qui nous est marqué ; mais si nous en détournons tant soit peu notre pensée, nous la devons rappeler aussitôt à ce même point. Ainsi nous nous redresserons comme sur une règle parfaitement juste, qui rappellera et réunira tous nos efforts à ce seul but, et nous fera remarquer le moindre égarement où nous pourrions nous laisser aller. (Coll., 1, 2, 3, 4. P. L., 49, 484.)
Le vocabulaire de Cassien peut induire en erreur. Il distingue scopon, id est destinationem, et telos, hoc est finem proprium. Il n'a pas trouvé de termes latins pour la distinction qu'il veut faire et recourt aux mots grecs skopos et telos. Le traducteur français éprouve le même embarras que Cassien; telos c'est la fin, skopos c'est l'objectif, c'est comme la fin instrumentale. Fontaine traduit telos par but et skopos par fin; mais ces mots fin et but sont pris l'un pour l'autre dans la langue courante. Quel est le sens spécial qu'on leur donne dans cette traduction? Cassien fait comprendre sa pensée en l'appliquant au travail des champs. Quel est le skopos (but) du laboureur? c'est la mise en état du champ. Quel est son telos (sa fin) ? c'est la moisson abondante. Si on veut distinguer ces deux objets, il ne faut pas recourir à deux termes différents, en opposant le but à la mais il faut dire que la mise en état du champ, c'est la fin prochaine et que la moisson abondante est la fin éloignée. On peut dire aussi le but prochain et le but éloigné. Employer le même mot n'est pas marque de manque de logique ou de pauvreté du vocabulaire, car ces mots ont un sens relatif, ce qui est fin prochaine peut être considéré comme fin éloignée. Par exemple : la mise en état des terres sera la fin éloignée du laboureur, si nous regardons celui-ci se rendant au marché pour acheter un cheval de labour; par contre la moisson abondante peut être dite la fin prochaine, si on pense à le fortune que le laboureur veut acquérir. ↩
