CHAPITRE II.
QUELS ONT ÉTÉ LES ROIS DE LA CITÉ DE LA TERRE PENDANT QUE SE DÉVELOPPAIT LA SUITE DES SAINTS DEPUIS ABRAHAM.
La société des hommes répandue par toute la terre, dans les lieux et les climats les plus différents, ne cherchant qu’à satisfaire ses besoins ou ses convoitises, et l’objet de ses désirs n’étant capable de suffire ni à tous, ni à personne, parce que ce n’est pas le bien véritable, il arrive d’ordinaire qu’elle se divise contre elle-même et que le plus faible est opprimé par le plus fort. Accablé par le vainqueur, le vaincu achète la paix aux dépens de l’empire, et même de la liberté, et c’est un rare et admirable spectacle que celui d’un peuple qui aime mieux périr que de se soumettre. En effet, la nature crie en quelque sorte à l’homme qu’il vaut mieux subir le joug du vainqueur que de s’exposer aux dernières fureurs de la guerre. Et c’est ainsi que dans la suite des temps, non sans un conseil de la providence de Dieu, qui règle le sort des batailles, quelques peuples ont été les maîtres des autres. Or, entre tous les empires que les divers intérêts de la cité de la terre ont établis, il en est deux singulièrement puissants, celui des Assyriens et celui des Romains, distincts l’un de l’autre par les lieux comme par les temps. Celui des Assyriens, situé en Orient, a fleuri le premier; et celui des Romains, qui n’est venu qu’après, s’est étendu en Occident: la fin de l’un a été le commencement de l’autre. On peut dire que les autres royaumes n’ont été que des rejetons de ceux-là.
Ninus, second roi des Assyriens, qui avait succédé à son père Bélus1, tenait l’empire, quand Abraham naquit en Chaldée. En ce temps-là florissait aussi le petit royaume des Sicyoniens, par lequel le docte Varron commeilce son histoire romaine2 . Des rois des Sicyoniens, il descend aux Athéniens, de ceux-ci aux Latins, et des Latins aux Romains. Mais, comme je l’ai dit, tous ces empires qui ont précédé la fondation de Borne étaient peu de chose en comparaison de celui des Assyriens; et Salluste, tout en reconnaissant que les Athéniens ont été célèbres dans la Grèce, croit pourtant que la renommée a exagéré leur puissance. « Les faits d’armes d’Athènes, dit-il, ont été grands et glorieux, je n’en disconviens pas ; mais toutefois je les crois un peu au-dessous de ce qu’on en publie. L’éloquence des historiens a beaucoup contribué à leur éclat, et la vertu de ses héros a été rehaussée de toute la grandeur de ses beaux génies3 ». Ajoutez à cela qu’Athènes a été l’école des lettres et de la philosophie, ce qui n’a pas peu contribué à sa gloire. Mais à ne considérer que la puissance matérielle, il n’y avait point en ce temps-là d’empire plus fort ni plus étendu que celui d’Assyrie, En effet, on dit que Ninus subjugua toute l’Asie, c’est-à-dire la moitié du monde, et porta ses conquêtes jusques aux confins de la Libye. Les Indiens furent les seuls de tous les peuples d’Orient qui demeurèrent libres de sa domination; encore, après sa mort, furent-ils soumis par sa femme Sémiramis4. Ce fut donc alors, sous le règne de Ninus5, qu’Abraham naquit chez les Chaldéens; mais, comme l’histoire des Grecs nous est bien plus connue que celle des Assyriens, ayant passé jusqu’à nous par les Latins, et, après ceux-ci, par les Romains, qui en sont descendus, j’estime qu’il ne sera pas hors de propos de rappeler à l’occasion les rois des Assyriens, afin qu’on voie comment Babylone, ainsi que l’ancienne Home, s’avance dans le cours des siècles avec la Cité de Dieu, étrangère ici-bas. Quant aux faits qui doivent nous servir à mettre en parallèle les deux cités, il vaut mieux les emprunter aux Grecs et aux Latins, parmi lesquels je comprends Rome, comme une seconde Babylone.
Or, à la naissance d’Abraham, Ninus était le second roi des Assyriens, et Europs le second roi des Sicyoniens; l’un avait succédé à Bélus, et l’autre à Aegialeus6. Quand Dieu promit à Abraham une postérité nombreuse, après qu’il fut sorti de Babylone, les Assyriens en étaient à leur quatrième roi, et les Sicyoniens à leur cinquième: Alors le fils de Ninus régnait chez les Assyriens après sa mère Sémiramis, qu’il tua, dit-on, parce qu’elle voulait former avec lui une union incestueuse7. Quelques-uns croient qu’elle fonda Babylone, peut-être parce qu’elle la rebâtit8 ; car nous avons montré au seizième livre quand et comment Babylone fut fondée. Pour ce fils de Sémiramis, les uns le nomment Ninus comme son père, les autres Ninyas. Telxion tenait alors le sceptre des Sicyoniens, et son règne fut si tranquille que ses sujets, après sa mort, firent de lui un dieu et lui décernèrent des jeux et des sacrifices.
Sur Bélus, voyez Hérodote, lib. I, cap. 181 et seq. La plupart des historiens font commencer l’empire d’Assyrie à Nions. Bélus a été ajouté par les historiens postérieurs, notamment par Eusèbe dans sa Chronique. ↩
Voyez plus haut (livre VI, ch. 2) le témoignage éclatant que rend saint Augustin à la science de Varron. — L’histoire romaine don il est question ici et qui est entièrement perdue, est mentionnée par les grammairiens Charisius et Servius et par Arnobe (Adv. Gent., lib. V, p. 143 de l’édition de Stewech ). ↩
Catil. ch. 8. ↩
Voyez Diodore de Sicile, d’après Ctésias (lib. u, cap. 15 et seq.) ↩
Saint Augustin suit la Chronique d’Eusèbe; d’autres font naître Abraham la vingtième année du règne de Sémiramis. ↩
Ces synchronismes sont établis d’après Eusèbe. ↩
C’est le récit de Justin, abréviateur de Trogne-Pompée, qui écrivait probablement d’après Ctésias. Comp. Agathias, Hist., lib. II, cap.24. ↩
Diodore de Sicile et Justin, d’après Ctésias (page 396 et seq. de l’édition de Baehr), font bâtir Babylone par Sémiramis. Suivant Josèphe et Eusèbe, Bélus serait le fondateur de Babylone, et Sémiramis n’aurait fait que la restaurer et la fortifier. ↩
