CHAPITRE XVIII.
CE QU’IL FAUT CROIRE DES MÉTAMORPHOSES.
Ceux qui lisent ces pages attendent peut-être que je donne mon sentiment; mais que pourrais-je dire , sinon qu’il faut fuir du milieu de Babylone, c’est-à-dire sortir de la cité du monde, qui est la société des anges et des hommes impies, et nous retirer vers le Dieu vivant, sur les pas de la foi -rendue féconde par la charité? Plus nous voyons que la puissance des démons est grande ici-bas, plus nous devons nous attacher au Médiateur, qui nous retire des choses basses pour nous élever aux objets sublimes. En effet, si nous disons qu’il ne faut point ajouter foi à ces sortes de phénomènes, il ne manquera pas, même aujourd’hui, de gens qui assureront en avoir appris ou expérimenté de semblables. Comme nous étions en Italie, on nous assura que certaines hôtelières de notre voisinage, initiées aux arts sacriléges, se vantaient de donner aux passants d’un certain fromage qui les changeait sur-le-champ en bêtes de somme dont elles se servaient pour transporter leurs bagages, après quoi elles leur rendaient leur première forme. Pendant la métamorphose, ils conservaient toujours leur raison, comme Apulée le raconte de lui-même dans son récit ou son roman de l’Ane d’or.
Je tiens tout cela pour faux, ou du moins ce sont là des phénomènes si rares qu’on a raison de n’y pas ajouter foi. Ce qu’il faut croire fermement, c’est que Dieu, l’être tout-puissant, peut faire tout ce qu’il veut, soit pour répandre ses grâces, soit pour punir, et que les démons, qui sont des anges, mais corrompus, ne peuvent rien au-delà de ce que leur permet celui dont les jugements sont quelquefois secrets, jamais injustes. Quand donc ils opèrent de semblables phénomènes, ils ne créent pas de nouvelles natures, mais se bornent à changer celles que le vrai Dieu a créées et à les faire paraître autres qu’elles ne sont. Ainsi, non-seulement je ne crois pas que les démons puissent changer l’âme d’un homme en celle d’une bête, mais, à mon avis, ils ne peuvent pas même produire dans leurs corps cette métamorphose. Ce qu’ils peuvent, c’est de frapper l’imagination, qui tout incorporelle qu’elle soit, est susceptible de mille représentations corporelles ; appelant d’ailleurs à leur aide l’assoupissement ou la léthargie, ils parviennent, je ne sais comment, à imprimer dans les âmes une forme toute fantastique, assez fortement pour qu’elle semble réelle à nos faibles yeux. Il peut même arriver que celui dont ils se jouent de la sorte se croie tel qu’il paraît, tout comme il lui semble en dormant qu’il est un cheval et qu’il porte quelque fardeau. Si ces fardeaux sont de vrais corps, ce sont les démons qui les portent, afin de surprendre les hommes par cette illusion et de leur faire croire que la bête qu’ils voient est aussi réelle que le fardeau dont elle est chargée. Un certain Praestantius racontait que son père, ayant par hasard mangé de ce singulier fromage dont nous parlions tout à l’heure; demeura comme endormi sur son lit sans qu’on le pût éveiller; quelques jours après, il revint à lui comme d’un profond sommeil, disant qu’il était devenu cheval et qu’il avait porté à l’armée de ces vivres qu’on appelle retica à cause des filets qui les enveloppent; or, le fait s’était passé, dit-on, comme il le décrivait, bien qu’il prît tout cela pour un songe. Un autre rapportait qu’une nuit, avant de s’endormir, il avait vu venir à lui un philosophe platonicien de sa connaissance, qui lui avait expliqué certains sentiments de Platon qu’il avait refusé auparavant de lui éclaircir. Comme on demandait à ce
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philosophe pourquoi il avait accordé hors de chez lui ce que chez lui il avait refusé : « Je n’ai pas fait cela, dit-il, mais j’ai songé que je le faisais ». Et ainsi, l’un vit en veillant, par le moyen d’une image fantastique, ce que l’autre avait rêvé.
Ces faits nous ont été rapportés, non par des témoins quelconques, mais par des personnes dignes de foi. Si donc ce que l’on dit des Arcadiens et de ces compagnons d’Ulysse dont parle Virgile2 :
« Transformés par les enchantements de Circé »;
si tout cela est vrai, j’estime que les choses se sont passées comme je viens de l’expliquer. Quant aux oiseaux de Diomède, comme on dit que la race en subsiste encore, je pense que les compagnons du héros grec ne furent pas métamorphosés en oiseaux, mais que ces oiseaux furent mis à leur place, comme la biche à celle d’Iphigénie. Il était facile aux démons, avec la permission de Dieu, d’opérer de semblables prestiges. Mais, comme Iphigénie fut trouvée vivante après le sacrifice, on jugea aisément que la biche avait été supposée en sa place; tandis que les compagnons de Diomède n’ayant point été trouvés depuis, parce que les mauvais anges les exterminèrent par l’ordre de Dieu, on a cru qu’ils avaient été changés en ces oiseaux que les démons eurent l’art de leur substituer. Maintenant, que ces oiseaux arrosent d’eau le temple de Diomède, qu’ils caressent les Grecs et déchirent les étrangers, c’est un stratagème des mêmes démons, auxquels il importe de faire croire que Diomède est devenu dieu, afin de tromper les simples, et d’obtenir pour des hommes morts, qui n’ont pas même vécu en hommes, ces temples, ces autels, ces sacrifices, ces prêtres, tout ce culte enfin qui n’est dû qu’au Dieu de vie et de vérité.
