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Si donc la raison ou mes conseils sont parvenus à t'ébranler, si, comme je le crois, tu as un vrai souci de tes intérêts, daigne m'entendre ; abandonne-toi aux meilleurs maîtres de la doctrine chrétienne et catholique, avec une foi sincère, une espérance vive et une charité simple, et ne cesse pas de prier Dieu qui seul nous a créés par sa bonté, qui nous a châtiés par sa justice et délivrés par sa clémence. De cette manière, ni les leçons et les discussions des hommes profondément savants et vraiment chrétiens, ni les livres ni les pensées raisonnables même ne te manqueront pour arriver facilement à ton but. Quant à ces docteurs bavards et pitoyables (c'est le terme le plus doux que je puisse employer), abandonne-les totalement; tout occupés de rechercher l'origine du mal, ils ne trouvent que le mal. Leurs discussions à ce sujet ne font guère qu'exciter chez leurs auditeurs l'esprit de recherche, et ils éveillent les intelligences d'une manière si fâcheuse, que mieux vaudrait dormir toujours que de veiller de cette façon. En effet, de léthargiques qu'ils sont, ils en font des frénétiques; et bien que ces deux maladies soient le plus souvent mortelles, elles présentent toutefois cette différence, que le léthargique meurt sans faire de mal aux autres, tandis que le frénétique est dangereux pour beaucoup de personnes raisonnables, pour celles surtout qui veulent le secourir.
Non, Dieu n'est point l'auteur du mal ; jamais il ne s'est repenti de ce qu'il a fait; nulle passion ne jette le trouble et le désordre dans son esprit ; son empire ne se borne pas à une petite partie de la terre; il n'est pas de crime, pas de forfait qu'il approuve ou commande; il ne ment jamais. Ces déclamations et d'autres de ce genre nous émouvaient, alors que ces sectaires déclaraient avec tant de violence que c'était là la doctrine de l'Ancien Testament; ce qui est de toute fausseté. Aussi j'avoue qu'ils font bien de blâmer ces assertions. Qu'ai-je donc appris avec eux? Le voici : c'est qu'on peut blâmer certaines choses .sans blâmer la doctrine catholique. Ainsi ce que j'ai appris de vrai auprès d'eux, je le garde; ce qui m'a paru faux, je le repousse. Mais l'Église catholique m'a appris bien d'autres choses, ce que ne pourraient faire ces hommes maigres de corps, mais épais d'esprit : elle m'a appris que Dieu n'est point corporel, qu'aucune partie de lui-même n'est sensible aux yeux de notre corps, que rien dans sa substance et sa nature n'est sujet à l'altération et au changement, ni formé de parties unies entre elles. Si tu m'accordes tout cela, et en effet on ne peut avoir une autre idée de la divinité, tout l'échafaudage de ces hérétiques est renversé. Quant à ce fait, que Dieu n'a ni créé ni fait le mal, qu'il n'y a présentement et qu'il n'y a jamais eu ni nature ni substance que Dieu n'ait créée ou faite, et que cependant il nous délivre du. mal ; tout cela est prouvé par des raisons si péremptoires que personne ne saurait en douter, surtout toi et ceux qui te ressemblent, si toutefois on apporte à cet examen, outre une vive intelligence, la piété et une certaine paix de l'âme, sans lesquelles il est impossible de rien comprendre à des matières si importantes.. Il ne s'agit pas ici d'un vain récit, de je ne sais quel conte persan auquel il suffit de prêter l'oreille, et que comprend. l'intelligence du dernier enfant. La vérité est loin, bien loin des folles idées des Manichéens.
Mais cet entretien s'est prolongé déjà beaucoup plus longtemps que je ne le pensais; mettons-y donc un terme. Souviens-toi néanmoins, je te prie, que je n'ai pas encore commencé à réfuter les Manichéens, ni à attaquer leurs rêveries, et que je n'ai rien montré des grandeurs de l'Eglise catholique elle-même. J'ai voulu seulement te faire con. naître, s'il m'était possible, l'opinion fausse que, par méchanceté ou par ignorance, on nous avait inspirée des vrais chrétiens, et te donner le goût des choses grandes et divines. C'est pourquoi finissons ici cet entretien; quand ton esprit sera devenu plus calme, je serai peut-être plus disposé à continuer.
Traduction de M. PICHENET, professeur au lycée de Nancy.
