4.
Ainsi parle Dion. Pour moi, qui ne suis pas un mauvais devin, je savais bien qu’il rendrait Thrasymaque honteux.1 Tel n’est pas cependant le sentiment que j’ai éprouvé. Tout d’abord j’ai été accablé par cette éloquence; mais aujourd’hui je pense que, si Dion est un maître dans l’art de bien dire, le sujet qu’il traite est des plus minces; pour trouver là-dessus quelque chose à dire, il lui faut toute sa merveilleuse facilité; mais combien il aurait été plus admirable s’il avait plutôt entrepris l’éloge d’une tête chauve comme la mienne! Lui qui a su développer avec tant de bonheur une matière aussi ingrate, qu’aurait-il fait s’il était tombé sur un sujet digne de son éloquence? Il avait une belle chevelure et du talent, et il a fait montre de ce talent à propos de sa chevelure. Avec quelle adresse il se met en scène dans cet ouvrage! Ne cherchez pas quel est l’homme dont il parle, si soigneux de sa chevelure, et qui l’arrange avec une plume: c’est lui-même; et cette plume, c’est sans doute celle dont il s’est servi pour écrire son discours. Pour moi, je suis chauve; j’ai quelque habitude de la parole; la cause que je défends vaut mieux que celle de Dion : malgré la supériorité oratoire de mon adversaire, pourquoi hésiterais-je à entrer en lutte avec lui, à faire l’essai de mes forces et de mon sujet? Peut-être ferai-je rougir à leur tour les gens chevelus. Je vais donc tenter l’entreprise ; mais je ne chercherai point l’un de ces exordes vifs et brillants dont les rhéteurs arment, en quelque sorte, leurs plaidoiries, comme un navire de son éperon; je n’irai pas non plus, comme a fait Dion, imiter les joueurs de cithare qui préludent par quelques accords harmonieux. Écoutez ce début: « Me levant dès l’aurore, après avoir, selon mon habitude, salué les dieux, je m’occupai de ma chevelure; depuis longtemps je l’avais négligée, trop peu soigneux de ma personne. » Cette négligence, il en décrit les fâcheux effets; puis il montre combien, avec un peu de soin, on ajoute aux agréments extérieurs. Voilà de ces contrastes où excellent les maîtres dans l’art de la parole; ils mettent sous nos yeux des objets tour à tour séduisants ou repoussants. Pour moi, je ne saisis pas les choses plus mal qu’un autre; je ne me pique pas cependant d’éloquence ; j’ai passé surtout ma vie à cultiver des arbres et à dresser des chiens pour chasser les bêtes fauves; mes doigts se sont usés à manier la bêche et l’épieu plutôt que la plume. Ma plume à moi n’est pas celle avec laquelle on écrit, mais celle que l’on met à sa flèche : aussi ne vous étonnez pas si mes mains portent la trace d’un rude exercice. Je resterai campagnard; je ne m’amuserai point à faire des préambules aux périodes arrondies: il convient mieux à mes habitudes rustiques d’exprimer tout simplement mes pensées nues; je ferai parler les choses elles-mêmes : seulement, au lieu d’exposer brièvement ma thèse, je veux traiter le sujet à fond; je passerai, comme on dit, du mode dorien au mode phrygien. Evertuons-nous à chercher des preuves : je vais les trouver sans peine, je l’espère.
Allusion à un passage de la République, de Piston I, 350: « Je vis alors ce que jamais auparavant je n’avais vu, Thrasymaque, honteux et rougissant, vaincu qu’il était par la force de la vérité. » ↩
