6.
Regardez ces personnages dont les bustes décorent les murs du Musée, les Diogène, les Socrate, et tous les sages de tous les temps: on dirait une assemblée de chauves. Et qu’on ne vienne pas, pour me contredire, citer Apollonius ou tout autre enchanteur habile dans l’art de la magie. Sans être réellement chevelus, ils savent, par de fausses apparences, tromper les yeux du vulgaire; car le magicien n’est pas un sage, mais un faiseur de prestiges; il n’y a point de véritable science dans le pouvoir qu’il possède. Aussi les législateurs tenaient les sages en grand honneur, tandis qu’ils établissaient de sévères châtiments pour les magiciens. Apollonius aurait donc été vraiment chevelu qu’on ne pourrait en rien conclure. Tel qu’il est cependant il me plaît, et j’aimerais de l’inscrire sur la liste des chauves. La proposition que j’ai avancée peut se retourner, et nous dirons justement: « Tous les sages sont chauves », et « Ceux qui ne sont pas chauves ne sont pas sages ». Il en est ainsi même parmi les divinités. Voyez les mystères de Bacchus : tous ceux qui font partie du chœur sont couverts d’un poil épais, naturel ou emprunté; car la peau de faon est l’insigne particulier des adorateurs de Bacchus; quelques-uns même se font une sorte de chevelure avec des branches de pin. Tous ils s’agitent, ils s’ébattent, avec des bonds désordonnés, comme des gens vaincus par l’ivresse, ou du moins par cette sorte d’ivresse que comportent les fêtes sacrées : toujours est-il qu’ils semblent égarés, hors d’eux-mêmes. Quant à Silène, il reste tranquillement assis, vêtu de cuir;1 on reconnaît en lui le précepteur de Bacchus : en sa qualité de chauve il doit demeurer sage et raisonnable au milieu de tous ces insensés. Ce n’est pas un médiocre honneur d’avoir été choisi par Jupiter, de préférence à tous les dieux, pour accompagner et instruire son jeune fils. Il faut bien que Bacchus connaisse, avec les fumées du vin, les ardeurs d’une gaieté turbulente, et qu’il délire jusqu’à se mêler aux danses des bacchantes. Mais Silène est là pour modérer ses transports, l’arrêter dans ses écarts, et le maintenir docile aux volontés de son père. Est-ce assez clair? Et ne devons-nous pas en tirer cette conséquence que la sagesse exclut les cheveux, et que les cheveux excluent la sagesse? Voilà pourquoi le fils de Sophronisque, Socrate, d’ordinaire si modeste, et de tous les hommes le moins disposé à se vanter, se glorifiait volontiers de sa ressemblance avec Silène : il ne pouvait souhaiter rien de mieux, lui qui faisait de la tête le siège de l’intelligence. Des gens à l’esprit léger, qui souvent ne pénétraient pas le fond de la pensée de Socrate, ne pouvaient comprendre pourquoi il aimait à se comparer à Silène. Si la chevelure est abondante à l’époque de la jeunesse, quand la raison n’est pas encore venue, si elle tombe à l’approche de la vieillesse et disparaît avant les années qui apportent la sagesse et la prudence, n’est-ce pas la preuve que les cheveux sont d’une nature toute matérielle? — Mais on voit des vieillards chevelus. — Oui, sans doute, mais il y a des vieillards insensés, et tous les hommes n’atteignent pas à l’humaine perfection. Il faut bien le reconnaître, la chevelure et l’intelligence ne peuvent coexister; elles se repoussent l’une l’autre, comme le jour et la nuit. Cette opposition, si l’on veut en rechercher la cause, tient à une raison mystérieuse. Tout en disant ce qu’exige notre sujet, nous aurons soin de taire ce qui ne doit pas être révélé.
C’est-à-dire de peaux dont le poil est enlevé. ↩
