V.
J'arrive maintenant à une opinion plus raisonnable, et qui semble avoir son origine dans les lumières naturelles et dans la simplicité de la bonne foi. Varron lui-même ne l'a point oubliée, quand il ajoute que l'on a regardé les éléments comme des dieux, parce que sans leur concours rien ne peut s'engendrer, se nourrir et s'accroître pour l'entretien de la vie humaine et de la terre, puisque les corps et les âmes n'auraient pu se suffire à eux-mêmes sans la combinaison des éléments, et que c'est par eux que la terre, enfermée dans différentes zones, est habitable, là du moins où l'intensité du froid et de la chaleur n'exclut pas la vie. Ainsi donc l'on a adoré comme dieux, le Soleil, parce qu'il nous donne le jour, mûrit nos moissons et mesure la marche régulière des années; la Lune, parce qu'elle console nos nuits de l'absence du soleil et gouverne les mois; les Astres, parce qu'ils concourent avec le soleil à déterminer les temps et les saisons; le Ciel, parce qu'il enveloppe toute la nature; la Terre, enfin, parce qu'elle semble soutenir toutes les productions. Que dirai-je? On divinisa tout ce qui sert à l'utilité de l'homme. Ce ne fut pas seulement par des bienfaits que les éléments donnèrent l'idée de leur divinité, ce fut aussi par des actes de colère apparente, tels que la foudre, la grêle, les sécheresses, les vents pestilentiels: j'en dis autant des inondations, des tremblements de terre et des volcans. Qu'on les ait pris pour des dieux, je ne m'en étonne pas, ajoute-t-il, puisque nous devons honorer la nature quand elle nous est favorable, la redouter quand elle nous est terrible, elle qui peut nous faire tant de bien ou tant de mal.
Quoiqu'il y ait un fond de vérité à tout cela, toutefois ce n'est pas aux choses mêmes qui nous font du bien ou du mal que nous adressons notre reconnaissance ou nos plaintes, mais à ceux qui les ont sous la main et les gouvernent à leur gré. Dans vos divertissements, en effet, ce n'est pas à la flûte ou à la guitare que vous décernez le prix; c'est à l'artiste qui a tiré des sons si harmonieux de la guitare et de la flûte. De même, que l'un de vous tombe malade, il ne remerciera de sa guérison ni la laine, ni les antidotes, ni les remèdes eux-mêmes, mais le médecin dont l'expérience et l'habileté les lui ont administrés. Dans un assassinat, le blessé ne s'en prend ni au glaive ni à la lance qui l'a frappé, mais à l'ennemi ou au brigand. Ceux qui souffrent de l'intempérie des saisons dans une chétive masure n'accusent ni les tuiles ni les crevasses, mais la vétusté de l'édifice; de même que les naufragés, au lieu de maudire les écueils et les flots, maudissent la tempête. Ils ont raison; car il est certain que tout ce qui arrive, il faut l'attribuer non pas à l'instrument, mais à celui qui le fait agir, parce que la responsabilité de l'événement retombe sur celui qui a établi la chose par laquelle il s'accomplit. Tout phénomène, quel qu'il soit, se compose de trois choses, le fait en lui-même, la cause et l'instrument: il est bien plus important de connaître la volonté qui veut, que l'instrument qui exécute. Partout ailleurs, vous remontez avec sagesse à l'auteur; mais s'agit-il des phénomènes qui se passent sous vos yeux? votre règle alors, en contradiction avec la nature et avec votre sagesse ordinaire, laisse de côté l'auteur pour ne considérer que l'instrument, et s'attache à ce qui arrive; mais non à la volonté qui gouverne ce qui arrive. De là vient que vous prenez les éléments pour des puissances et des dominations, tandis qu'ils sont tout simplement des fonctions et des servitudes. Les éléments, au lieu d'être des maîtres, ne sont donc que des esclaves. Mais des dieux ne peuvent être esclaves: donc ceux qui sont esclaves ne peuvent être des dieux. Ou bien encore, que l'on nous montre comment la liberté naît de la servitude. Mais non, le pouvoir se reconnaît à la liberté, et l'idée de Dieu ne va pas sans celle de pouvoir. Si donc les astres roulent sur nos têtes d'après des lois immuables, enfermés dans des orbites certaines, assujettis à des vicissitudes réglées, pour engendrer le temps et en gouverner les diverses révolutions, l'examen de leurs lois, la régularité de leur retour, les bienfaits qui en résultent, vous persuaderont qu'un pouvoir supérieur préside à leurs mouvements, que tout l'ensemble de notre monde obéit à ce pouvoir, avec l'ordre de veiller à l'utilité du genre humain. . . . . . Que toutes ces créatures agissent pour elles-mêmes, qu'elles songent à leurs propres intérêts, sans rien faire pour l'homme, tu ne saurais le dire, puisque tu n'attribues la divinité aux éléments que parce que tu reconnais qu'ils te font du bien ou du mal: car s'ils agissent pour eux, tu ne leur dois rien.
