IX.
Voilà ce que nous avions à dire de plus connu ou de plus remarquable sur ces trois catégories de dieux, afin de démontrer suffisamment le néant de ces dieux philosophiques, poétiques et nationaux. Et comme toutes ces superstitions ont trouvé crédit, non pas par les philosophes, par les poètes ou par les peuples qui les ont transmises, mais par la domination romaine qui s'en est emparée, il nous faut attaquer maintenant cette cause qui a répandu l'erreur humaine sur toute la terre; que dis-je? il faut porter la hache dans cette forêt qui, rassemblant de toutes parts les germes du mensonge, a ombragé l'enfance du vice.
Varron divisa les dieux des Romains en deux classes, les Incertains, les Elus. Ô folie des hommes! qu'avaient-ils besoin de dieux incertains, s'ils en avaient de certains? Mais il fallait bien imiter l'extravagance d'Athènes; n'y avait-il pas à Athènes un autel qui portait cette inscription: Au dieu inconnu? Adore-t-on celui que l'on ne connaît pas? Et puis, s'ils avaient des dieux certains, pourquoi ne pas s'en contenter, au lieu de désirer des dieux élus? Là encore ils sont convaincus de sacrilège. Car si l'on se choisit des dieux comme l'on choisit des oignons, on ne peut choisir tel ou tel sans réprouver les autres.
Nous aimons mieux distinguer les dieux de Rome en dieux Communs, c'est-à-dire adorés par tous les autres hommes, et en dieux Nationaux, c'est-à-dire particuliers aux Romains. Ceux-ci se subdivisent en Publics et Etrangers. Ainsi le témoignent les autels consacrés aux dieux Étrangers dans le temple de Carnes, et le Capitole, où résident les dieux Publics. Quant à leurs dieux Communs, comme ils sont compris dans la classe des dieux philosophiques ou poétiques, nous en avons déjà traité suffisamment. Disons un mot de leurs dieux particuliers. . . . . . Mais d'abord admirons avec surprise cette troisième race de dieux ennemis: jamais aucune autre nation n'a imaginé un pareil amas de superstitions. Nous les distinguons encore en deux espèces, ceux qui ont été hommes avant d'être dieux, ceux qui en sont nés. Comme on nous répond par la même allégation, c'est-à-dire que l'on n'a consacré dieux que ceux qui méritaient cet honneur par la pureté de leur vie, nous sommes obligés de répéter ce que nous avons déjà dit: pas un d'eux qui valût quelque chose. Ils font grand bruit du courage de leur père Énée, soldat sans gloire qu'une pierre suffit à renverser. Plus le projectile était vulgaire et digne d'un chien, plus la blessure est déshonorante. Il y a mieux, je déclare qu'Énée a trahi sa patrie, Enée comme Anténor. S'ils le contestent, qu'ils se souviennent qu'Enée abandonna ses compagnons, pendant que sa patrie était en flammes, mille fois au-dessous de cette Carthaginoise qui, loin d'accompagner Asdrubal, son époux, dont la pusillanimité demandait grâce à l'ennemi avec des paroles bien dignes d'Enée, prit ses enfants, non pour traîner avec soi des simulacres religieux et son père, mais pour se précipiter avec eux dans les flammes de Carthage, afin d'embrasser une dernière fois sa patrie mourante. Énée fut surnommé le pieux, pour avoir sauvé son fils unique et un vieillard affaibli par les années; mais il abandonna Priam et Astyanax. Je ne dis point assez. Il devrait être maudit par les Romains, qui, pour le salut de leurs princes et de leur famille, sacrifient tout, enfants, épouses, patrimoine. Vous transformez en dieu le fils de Vénus, et cela sans que Vulcain s'y oppose, sans que Vénus s'en étonne. Si vous avez introduit dans l'Olympe jusqu'aux chevaux de vos ancêtres, que n'y avez-vous placé de préférence ces deux jeunes hommes d'Argos qui, pour conduire leur mère au temple, s'attelèrent eux-mêmes à son char, parce que les boeufs manquaient, dévouement plus qu'humain? Pourquoi n'avez-vous pas fait une déesse de cette fille si pieuse qui, dans la prison, nourrit de son lait son vieux père condamné à mourir de faim? Quelle est donc la gloire d'Énée, sinon de ne s'être pas montré au combat de Laurentum, où il quitta, selon sa coutume, le champ de bataille comme un lâche déserteur?
Romulus est devenu dieu aussi après sa mort. S'il est devenu dieu, parce qu'il a fondé une ville, d'autres encore ont fondé des cités, sans en excepter les femmes elles-mêmes. Toujours est-il que Romulus immola son frère, et enleva par un odieux stratagème les filles étrangères. Voilà pourquoi sans doute il est dieu; voilà pourquoi il est Quirinus, parce qu'il perça de sa lance1 la poitrine de leurs pères. Et Sterculus, par quoi a-t-il mérité de monter au ciel? Il a engraissé, dites-vous, la terre par le fumier dont il la couvrait. Mais Augias en a bien fait d'autres. Si Faune, fils de Picus, était frappé de démence, et s'agitait en rendant la justice, il convenait de le guérir plutôt que de le consacrer par l'apothéose: si la fille de ce même Faune était tellement chaste, qu'elle ne voulait pas même converser avec les hommes, cela tenait peut-être à la rudesse de ses moeurs, à la conscience de sa difformité, ou bien à la honte qu'elle éprouvait de l'infirmité de son père. S'il vous fallait à tout prix une Bonne Déesse, que ne preniez-vous Pénélope, qui, en butte aux poursuites de nombreux amants, conserva intacte sa pudeur toujours menacée. Faune est au ciel pour avoir donné l'hospitalité au roi Plotius, qui, en reconnaissance, lui érigea un temple. A la bonne heure. Mais Ulysse aurait pu vous donner un dieu de plus dans la personne du compatissant Alcinoüs.
Il y a ici un jeu de mots impossible à traduire en français. Quiris signifie en latin une lance; on dirait en langage populaire: Quirinus les quirinisa. ↩
