XII.
Il était bon de vous montrer quels dieux vous avez été chercher, afin de vous signaler toute votre extravagance. . . . . . Maintenant, faut-il rire de votre folie? Faut-il vous reprocher votre aveuglement? En vérité, je l'ignore. En effet, combien de dieux n'avez-vous pas, et comment les nommer tous? Dieux supérieurs et inférieurs, anciens et nouveaux, mâles et femelles, célibataires et mariés, actifs et inactifs, de la ville ou des champs, nationaux ou étrangers. Il y a parmi eux tant de familles, tant de races diverses, qu'en bonne conscience ils se refusent à tout recensement, et qu'il est impossible de les connaître, de les distinguer et de les décrire. Plus la matière est étendue, plus il faudra nous restreindre. Conséquemment, puisque nous n'avons qu'un but, celui de démontrer que tous ces dieux ont été des hommes, nous examinerons sommairement, non pour vous faire connaître vos dieux, mais pour vous rappeler ce que vous paraissez avoir oublié, nous examinerons ceux qui passent pour leurs premiers ancêtres. Dans l'origine est renfermée toute la postérité.
Saturne, si je ne me trompe, est regardé comme le père de tous vos dieux. Je sais bien que Varron assigne à Jupiter, Junon et Minerve, une antiquité plus reculée; mais nous ne devons pas oublier que tout père doit être né avant ses fils, que par conséquent Saturne est antérieur à Jupiter, de même que le Ciel à Saturne. Car Saturne est né du Ciel et de la Terre. Toutefois, je ne veux pas remonter plus haut. Il paraît que ces derniers ont vécu longtemps célibataires et sans enfants avant d'être époux et pères. Il fallait une longue et vigoureuse adolescence pour préparer une maturité d'une fécondité si merveilleuse. Enfin, après que la voix du Ciel eut mué, et que le sein de la Terre se fut arrondi, ils se marièrent. Le Ciel descendit-il vers sa fiancée? La Terre monta-t-elle vers son époux? Je l'ignore. Toujours est-il que la Terre conçut des oeuvres du Ciel; elle enfanta Athos. Athos enfanta Saturne. Prodige extraordinaire! Auquel de son père ou de sa mère ressemblait-il? Je n'en sais rien encore. Mais il enfanta Saturne, le fait est certain. Saturne fut donc leur fils aîné; ils ne lui donnèrent ensuite qu'une soeur nommée Ops; après cela, stérilité complète. Il faut encore que vous sachiez que Saturne profita du sommeil du Ciel, son père, pour le mutiler indignement. Car auparavant le Ciel était du masculin. D'ailleurs, comment eût-il été père, s'il n'eût été d'abord masculin? Mais avec quelle arme le mutila-t-il? Avec une faulx, répondez-vous. Fort bien. Mais Vulcain n'avait pas encore forgé le fer. La Terre, ainsi veuve, différa toutefois de se remarier, quoique jeune encore... Cependant elle souffre les embrassements de l'Océan; il sent un peu la saumure, mais que lui importe?. . . . . . On s'accoutume à tout.
Saturne fut donc le fils unique du Ciel et de la Terre. Il n'eut pas plutôt atteint la puberté, qu'il épousa sa soeur Ops. Dans ce temps-là, il n'y avait pas plus de lois pour châtier l'inceste que l'homicide. Chaque enfant mâle qui lui naissait, il le dévorait sur-le-champ, plus sage en cela que les loups, s'il leur exposait ses nouveau-nés; car il craignait que l'un d'eux ne se souvînt un jour de la faulx paternelle. Jupiter vient au monde; on le soustrait à l'avidité de son père qui avale une pierre à la place de l'enfant. Moyennant cet ingénieux stratagème, le fils qui n'avait pas été digéré, put grandir en secret, jusqu'à ce qu'il devînt assez fort pour surprendre et détrôner son père.
Voilà donc quel est le patriarche de vos dieux. Il est né du Ciel et de la Terre, à l'aide de vos poètes, ces merveilleuses sages-femmes. Il a paru plaisant à quelques-uns d'entre vous d'expliquer toute l'histoire de Saturne par des allégories empruntées à la nature. Saturne, disent-ils, signifie le Temps, qui est réellement le fils du Ciel et de la Terre, tandis que le Ciel et la Terre n'ont point de père. On lui met à la main une faulx, parce que le Temps détruit toutes choses. De là vient qu'on représente Saturne comme dévorant les siens, par la raison que le Temps engloutit tout ce qu'il a produit. Ils font plus; ils invoquent le témoignage de son nom. Saturne, poursuivent-ils, se nomme en grec Chronius, comme qui dirait Chronos (Temps). Les Latins aussi ont tiré son nom de satio (semence)1, parce qu'ils le regardent comme créateur, et apportant du ciel sur la terre les germes de la fécondité. On lui donne Ops pour épouse, ce qui signifie que les germes contiennent le principe de la vie, et qu'ils se développent par le travail.
Entendons-nous donc ici, je vous en conjure. De qui s'agit-il? Parlez-vous de Saturne, ou parlez-vous du Temps? Pourquoi Saturne est-il le Temps? Pourquoi le Temps est-il Saturne? Vous ne pouvez confondre l'un avec l'autre. Qui vous empêchait d'adorer le Temps sous son propre nom? Cela ne vous eût pas empêchés sans doute d'adorer aussi l'homme ou son image, sous le nom de Saturne, sans le confondre avec le Temps... Que nous veulent donc ces interprétations, sinon couvrir des infamies révoltantes par des explications mensongères? Quiconque implore Saturne ne pense pas au Temps, et vous qui voulez en faire le Temps, vous niez qu'il ait été homme. Or, que Saturne ait vécu sur la terre, rien de mieux attesté dans les anciennes traditions. Ce qui n'a jamais été, vous pouvez le convertir en fantôme; là où il y a eu réalité, la fiction disparaît. Ainsi donc, puisque l'existence de Saturne est un fait authentique, en vain vous altérez la vérité; celui que vous ne pouvez vous empêcher de reconnaître pour un homme ne sera pas plus un dieu qu'il ne sera le Temps. L'origine de Saturne est consignée à chaque page de vos monuments littéraires. Nous la lisons dans Cassius Sévérus, dans les deux Cornélius, Népos et Tacite, chez les Romains; dans Diodore, chez les Grecs, et dans tous ceux qui ont recueilli les débris de l'antiquité.
Au reste, aucune contrée n'a conservé des traces plus fidèles de son passage que l'Italie. En effet, après avoir parcouru différentes contrées, et surtout l'Attique, il se fixa dans l'Italie, ou, comme on l'appelait alors, dans l'OEnotrie. Il y fut accueilli par Janus, ou Janès, suivant quelques autres. La colline sur laquelle il habita porte encore son nom. J'en dis autant de la ville qu'il fonda. Partout en Italie on retrouve Saturne. La terre, qui aujourd'hui commande à l'univers, rend témoignage à l'existence de Saturne. Qu'importe que l'on ignore sa naissance? Chacune de ses actions prouve invinciblement qu'il était homme. Conséquemment, si Saturne était homme, sans doute, ou pour mieux dire, puisqu'il était homme, il n'était donc pas fils du Ciel et de la Terre. Mais comme ses parents étaient inconnus, il était facile de le faire passer pour le fils du Ciel et de la Terre, qu'on peut regarder comme les pères communs de tout ce qui existe. Qui en effet, par respect pour eux, ne donne au Ciel et à la Terre le nom de père et de mère? N'avons-nous pas même coutume de dire de ceux que nous ne connaissons pas et qui paraissent tout à coup parmi nous, qu'ils sont tombés du ciel? De là vient que nous appelons céleste tout étranger dont nous ignorons les précédents. Ou bien encore nous appelons ordinairement enfants de la terre ceux dont l'origine nous est inconnue. Je pourrais dire aussi que dans ces temps reculés, où nos pères étaient si grossiers, l'aspect d'un personnage inconnu frappait leurs yeux et leurs oreilles comme aurait pu le faire quelque divinité, à plus forte raison l'aspect d'un roi, et surtout du premier roi.
Je m'arrêterai quelque temps encore sur Saturne, parce qu'épuiser la question d'origine, c'est répondre d'avance à tout ce que l'on peut alléguer ensuite. Je ne passerai donc pas sous silence les témoignages des lettres divines qui méritent plus de confiance, à cause de leur antiquité. Car la sibylle a devancé toutes les littératures. Je veux parler de cette sibylle, véridique prophétesse, dont vous avez emprunté le nom pour l'appliquer aux prêtres de vos démons. Je trouve dans ses livres un sixain qui parle ainsi de Saturne, de sa descendance, et de ses actions: « Lors de la dixième génération des hommes, à partir du déluge qui ensevelit nos pères, régnèrent Saturne, Titan et Jamfet, les plus généreux enfants du ciel et de la terre. » Vous trouverez peut-être que ce témoignage est bien ancien. Mais son ancienneté ne le rend que plus respectable, puisque par sa date il touche presque à l'époque de Saturne.
Les deux mots latins Saturnus (Saturne) et satio (semaille, semencement) se ressemblent dans leurs radicaux. ↩
