54.
Si donc pour juger, l'âme raisonnable ne s'inspire que d'elle-même, rien ne la surpasse. Mais elle est sûrement inconstante, tantôt éclairée , et tantôt ignorante: d'un autre côté, plus elle est éclairée, plus son jugement est droit, elle est d'ailleurs d'autant plus éclairée qu'elle connaît mieux l'art, la doctrine, la science : ainsi donc examinons quelle est la nature de l'art. Je n'entends point parler ici de l'art qu'enseigne l'expérience, mais de celui que forme le raisonnement. Quel mérite y-a-t-il de savoir que composé de chaux et de sable le ciment tient les pierres plus solidement unies que ne le fait la boue; et que pour bâtir avec élégance, il faut placer de chaque côté les parties correspondantes, et au milieu ce qui n'a point de parallèle? Il est vrai pourtant que cette espèce de tact se rapproche davantage de la raison et de la vérité.
Mais il faut examiner ici pourquoi le coup d'oeil est blessé si, de deux fenêtres placées l'une à côté de l'autre, l'une est plus grande ou plus petite lorsqu'elles pouvaient être d'égales dimensions; pourquoi, quand elles sont superposées, l'inégalité nous choque moins, la différence fût-elle de moitié; pourquoi nous sommes moins préoccupés de cette inégalité, quand il n'y en a que deux; tandis que si elles sont trois le coup d'œil demande, au contraire, ou qu'elles soient d'égales dimensions, ou bien, si elles sont inégales, que la plus grande dépasse d'autant la moyenne que celle-ci dépasse la plus petite? Ainsi une sorte d'instinct nous révèle ce que demande la nature. Remarquons-le encore: ce qui nous a tant soit peu déplu lorsque nous l'avons envisagé séparément, devient quelquefois intolérable lorsque nous le rapprochons d'une oeuvre meilleure. Ainsi l'art vulgaire n'est que le souvenir d'essais couronnés de succès joint à l'habitude du travail et à la souplesse des organes. Tu pourras, sans cette disposition physique, juger les oeuvres, ce qui vaut beaucoup mieux ; tu ne pourras les exécuter toi-même.
