CHAPITRE XXI. LA CONTINENCE COMME HABITUDE ET COMME ACTE.
25. La continence est une vertu, non pas du corps mais du cœur. Or quelquefois les vertus du cœur se traduisent en actes, quelquefois elles restent à l'état caché de simples habitudes. La vertu du martyre, par exemple, parait avec éclat et se manifeste en face des souffrances à supporter; mais combien de martyrs de volonté, à qui, pour le devenir réellement, il ne manque que l'épreuve qui leur permettrait de produire aux yeux des hommes ce qui en eux n'est connu que de Dieu, et de manifester au dehors ce qui existe réellement dans leur coeur ! Job, avant son épreuve, possédait la patience aux yeux de Dieu, qui lui rendait ce témoignage; mais il fallut l'épreuve pour révéler cette patience aux hommes1. L'épreuve arriva, et cette vertu jusque-là cachée dans son âme, se manifesta extérieurement, mais elle existait déjà. De même saint Timothée possédait la vertu de tempérance, et saint Paul ne la lui ravit pas en lui conseillant d'user d'un peu de vin à cause de son estomac et des défaillances qu'il éprouvait fréquemment2 . Autrement, t'eût été un pernicieux conseil; t'eût été l'intéresser à la santé de son corps, au détriment de la vertu de son âme. Mais comme cette vertu pouvait très-bien se concilier avec l'invitation qui lui était adressée, Timothée put soulager son corps en prenant du vin, et conserver dans son âme la vertu de tempérance.
En général on entend par habitude ce qui nous permet d'agir, quand il en est besoin. Lors même que nous n'agissons pas, nous conservons le pouvoir d'agir. En appliquant ces principes à la continence charnelle, nous pouvons affirmer que cette habitude n'est point en ceux dont il est dit: « S'ils ne peuvent se contenir, qu'ils se marient3 ». Mais elle est le privilège de ceux dont il est dit: « Que celui qui peut saisir saisisse4». C'est ainsi que, guidées par cette habitude de la continence, les âmes parfaites ont toujours usé des biens terrestres, quand ces biens étaient nécessaires pour obtenir un but ultérieur ; elles en usaient sans attache , et tout en conservant le pouvoir de ne pas en user, quand aucun besoin ne les y contraignait. Pour bien user de ces biens terrestres, il faut pouvoir ne pas en user. En effet, pour un grand nombre, il est plus facile de ne pas jouir que de jouir avec modération; d'où il suit que pour pouvoir user sagement, il faut que l'on puisse s'interdire l'usage même. Saint Paul faisait allusion à ce principe quand il disait: «Je sais être dans l'abondance et dans la privation5 ». Se trouver dans la détresse c'est le sort commun à tous les hommes; mais c'est le propre des grandes âmes de savoir la supporter. De même, tous peuvent jouir de l'abondance; mais savoir en jouir, cela n'appartient qu'à ceux qui ne se laissent pas corrompre par elle.
26. Afin de montrer plus clairement encore que la vertu peut exister comme habitude sans se traduire en actes, j'invoque un exemple hors de doute pour des catholiques, celui de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Que dans la chair réelle dont il était revêtu, il ait eu faim et soif, qu'il ait mangé et bu, c'est un point sur lequel l'Evangile ne nous permet pas d'hésiter un seul instant. Conclura-t-on delà qu'il n'avait pas, au même degré que saint Jean-Baptiste, la vertu de tempérance? « Jean est venu ne mangeant ni ne buvant, et ils ont dit: Il est possédé du démon; le Fils de l'homme est venu mangeant et buvant, et ils ont dit : Celui-ci est un homme vorace et un ivrogne, l'ami des publicains et des pécheurs». Ne dit-on pas de nos pères ses serviteurs; de leur manière d'agir et de parler au sujet du mariage : Voilà des hommes passionnés et impurs, amis des femmes et de la volupté ? Le reproche fait à Jésus-Christ n'était qu'une honteuse calomnie, quoiqu'il fût vrai qu'il ne portât pas la mortification extérieure aussi loin que saint Jean, c'est lui-même qui nous le déclare : « Jean est venu, a dit-il, ne mangeant ni ne buvant; et le Fils de l'homme est venu, mangeant et buvant » ; de même les accusations portées contre nos pères étaient d'une fausseté évidente. Ici c'est d'un Apôtre vierge que les païens disent : Il a les secrets de la magie; là c'est un prophète du Christ, vivant dans l'état du mariage et ayant des enfants, et les Manichéens s'écrient : c'est un voluptueux.
« Mais la sagesse a été justifiée par ses enfants6 ». Ces paroles du Sauveur suivent immédiatement celles où il est question de saint Jean et de lui-même. « La sagesse a été justifiée par ses enfants » ; car ils savent que la vertu de continence doit toujours exister, en tant qu'habitude, tandis que pour se traduire en acte, elle a besoin de circonstances et d'occasions favorables. Dans les martyrs la vertu de patience s'est manifestée par les oeuvres, tandis que dans les autres saints elle est restée à l'état de disposition intérieure. De même donc que le mérite de la patience n'est pas plus grand en saint Pierre, qui a été martyrisé, qu'en saint Jean qui n'a pas subi le martyre; de même le mérite de la continence, dans saint Jean qui est resté vierge, n'est pas plus grand que dans Abraham qui a engendré des enfants. Car le célibat de saint Jean et le mariage d'Abraham, eu égard à la différence des temps, ont tourné à la gloire de Jésus-Christ; et cependant la continence dans le premier se produisit en action, et le second ne la posséda que comme habitude.
