V. 3
« C'est là ce qu'il y a de plus fâcheux dans tout ce qui se passe sous le soleil, de ce que tout arrive de même à tous. De là vient aussi que les cours des enfants des hommes sont remplis de malice et d'erreurs pendant leur vie; et après cela ils sont mis au nombre des morts; car il n'y a personne qui puisse vivre toujours et qui voie les siècles suivants.» Symmaque, à son ordinaire, nous a traduit ce verset d'une manière beaucoup plus claire en disant «Aussi le coeur des enfants des hommes se remplit de malice et d'arrogance. Chacun d'eux pendant sa vie suit les inclinations de son coeur; mais, après tout cela, ils sont mis enfin entre les morts; car qui est celui qui puisse toujours vivre et demeurer dans ce monde?» L'Ecriture dit une seconde fois ce que nous venons d'expliquer, c'est-à-dire que tout arrive également à tous; que les biens et les maux de cette vie sont indifféremment pour les justes et pour les injustes, et que la mort n'épargne pas plus les uns que les autres. Cette égalité est cause que les coeurs des enfants des hommes sont remplis d'erreurs, d'insolence et de malice; et après avoir vécu dans ces égarements, ils sont enlevés par une mort imprévue et précipitée, qui leur fait connaître qu'ils ne doivent pas vivre éternellement sur la terre, quoiqu'ils aient paru se flatter de ces vaines espérances.
V. 4, 5 et 6. « Je parle avec liberté : un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort; car ceux qui sont envie savent qu'ils doivent mourir; mais les morts ne connaissent plus rien; il ne leur reste plus de récompense, parce que leur mémoire est ensevelie dans l'oubli. L'amour, la haine, le zèle ont péri avec eux, et ils n'ont plus de part à ce siècle ni à tout ce qui se passe sous le soleil. » Il a dit auparavant que les cours des enfants des hommes, pendant qu'ils vivent sur la terre, sont pleins de malice, de témérité et d'insolence: c'est pourquoi il reprend ici la même matière pour achever d'en dire ce qu'il en pensait. Les hommes, dit-il, sont sujets à être surpris par des morts précipitées; mais, quelque remplis qu'ils soient de malice et de méchanceté, ils peuvent, pendant qu'ils vivent, devenir bons et justes; ce qu'ils ne peuvent pas après que la mort les a enlevés de ce monde, parce que les morts ne sont plus capables de faire de bonnes oeuvres.
Un pécheur donc qui jouit encore de la vie peut devenir plus parfait qu'un juste qui n'est plus de ce monde, pourvu néanmoins qu'il se convertisse et qu'il veuille pratiquer et imiter les vertus de l'homme juste qui repose dans le tombeau. Nous pouvons en dire autant d'un homme vivant, quand il serait pauvre et le dernier des hommes, en le comparant à un grand du siècle qui se glorifiait pendant sa vie de sa puissance, de sa malice et de son insolence; car le pauvre vivant est préférable en bien des manières au riche mort et enseveli dans la terre. Mais pourquoi cela? Parce que ceux qui vivent encore peuvent craindre la mort et faire beaucoup de bonnes oeuvres pour se préparer à bien mourir, au lieu que ceux qui sont morts ne peuvent rien ajouter à ce qu'ils ont emporté avec eux en quittant ce monde, tout étant enseveli pour les morts dans un éternel oubli, selon ce que nous lisons dans un psaume: « J'ai été mis en oubli, comme un homme mort, dans le cœur des vivants.» L'amour aussi, la haine, l'envie ou le zèle sont des passions qui prennent fin avec la vie et qui ne suivent point le mort dans le tombeau. Nous ne pouvons alors ni faire de saintes actions, ni commettre des crimes, ni rien ajouter aux actes de vertu que nous avons faits durant le cours de notre vie, ni combler la mesure de nos iniquités.
Il se trouve pourtant quelques personnes qui contredisent cette explication, et qui prétendent qu'après la mort même nous pouvons augmenter nos bonnes oeuvres et croître en mérite, aussi bien que déchoir de notre justice. Ils appuient leur sentiment sur ce passage où il est dit: « Un homme mort n'a plus de part à ce siècle ni à tout ce qui se passe sous le soleil, » et ils avouent que les morts n'ont rien de commun avec ce siècle présent ni avec ceux qui vivent sous le soleil que nous voyons, mais qu'ils ont part à un autre monde, que notre Sauveur a marqué distinctement lorsqu'il a dit: « Mon royaume n'est pas de ce monde, » et qu'ils savent ce qui se passe sous le soleil de justice. Ainsi, disent-ils, on ne peut point rejeter l'opinion de ceux qui pensent que les créatures raisonnables, après la mort du corps, peuvent encore mériter, ou commettre des péchés et des offenses.
Mon Hébreu me disait sur ce verset : « Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort,» que ceux de sa nation y donnaient cette explication. Un homme vivant qui enseigne et qui agit, quoiqu'il ait une capacité médiocre, est plus utile au monde que le plus habile maître qui n'est plus du nombre des vivants. Par exemple, prenant le premier venu des maîtres vivants et des précepteurs, ils disent qu'il vaut mieux sous l'image d'un chien vivant que Moïse et les autres prophètes représentés sous la figure d'un lion mort. Mais comme nous n'approuvons point cette comparaison ni cette exposition, passons à quelque chose de meilleur et de plus élevé.
Disons donc que la Chananéenne à qui Jésus-Christ dit dans l'Evangile : «Votre foi vous a sauvée » est le chien vivant dont nous parlons, et que le peuple juif est le lion mort, selon qu'il est nommé par le prophète Balaam dans le livre des Nombres : «Voilà ce peuple qui se lèvera comme un petit lion, et qui sautera et tressaillira comme un lion.» Nous sommes donc nous-mêmes ce chien vivant, nous qui descendons du peuple gentil, et les Juifs, abandonnés du Seigneur, sont le lion mort. Or il est certain que devant Dieu les chrétiens valent infiniment plus que les Juifs; car, nous qui vivons, nous connaissons le Père, le Fils et le Saint-Esprit; mais pour eux, qui sont morts, ils ne savent rien de ce que la foi nous enseigne. Ils ne peuvent non plus espérer aucune récompense ni l’effet d'aucune promesse, parce que tout est enseveli à leur égard. De leur côté, ils ont oublié tout ce qu'ils devaient avoir toujours présent. dans leur mémoire, et Dieu du sien les a oubliés entièrement. L'amour et l'attachement qu'ils avaient autrefois pour le Seigneur est perdu depuis longtemps, et la haine qu'ils avaient pour ses ennemis ne subsiste plus parmi ce peuple. Ils ne peuvent point aujourd'hui assurer avec le prophète : « Seigneur, n'ai-je point. eu de haine pour tous ceux qui vous haïssaient, et n'ai je point séché de douleur quand j'ai vu l'insolence de vos ennemis? » Enfin le zèle pour la loi de Dieu, dont les Phinées et les Mattathias ont été si animés, ne vit plus parmi ce peuple incrédule, et il est manifeste qu'il ne leur convient pas de dire : «Le Seigneur est mon partage, » puisque ce sont des morts qui n'ont plus de part à ce siècle.
