V. 11
« J'ai tourné mes pensées ailleurs, et j'ai vu que sous le soleil le prix n'est point pour ceux qui sont les plus légers à la course, ni les expéditions militaires pour les plus braves, ni l’abondance pour les plus sages, ni les richesses pour les plus habiles, ni la faveur pour ceux qui ont le plus de connaissances ; mais que tout se fait par rencontre et à l'aventure.» Celui qui est enchaîné et qui a les fers aux pieds n'est pas disposé à courir, et il ne peut point dire avec l'Apôtre: «J'ai achevé ma course, j'ai été fidèle; » mais celui qui est léger à la course spirituelle, et dont l'âme n'est point appesantie par le péché, ne pourra non plus arriver à la fin de la carrière si Dieu ne le favorise de son secours et de sa grâce. De même, quand il faudra combattre contre les puissances ennemies, les démons, nos adversaires, quelque fort qu'on soit, l'on ne pourra les vaincre par ses propres forces. Il faut en dire autant des hommes parfaits et des plus sages, qui ne seront point nourris du pain de vie, du pain céleste, si la sagesse ne les invite et ne leur dit: «Venez, mangez des pains que j'ai préparés. » Il faut encore être bien persuadé que les richesses dont parle saint Paul en disant : « Tâchez d'être riches en bonnes oeuvres, » et ailleurs : « Vous êtes devenus riches en paroles et en connaissances;» il faut, dis-je, être bien persuadé que nous ne saurions les acquérir et les amasser si nous ne les recevons du Seigneur, à qui ces richesses appartiennent. On a beau aussi être habile, si la grâce n'accompagne la science et si le Seigneur ne l'accorde par sa libéralité, les plus savants ne pourront jamais la mériter par leurs propres lumières. Saint Paul en était bien persuadé lorsqu'il disait : «J'ai plus travaillé que tous les autres; non pas moi proprement, mais la grâce de Dieu qui est avec moi ; » et derechef : « Sa grâce n'a pas été en moi vaine et sans fruit. » Enfin l'homme ne sait point en quel temps toutes choses doivent finir, ni quand on verra ces divers événements qu'on attend à la fin des siècles. Tout ce que nous venons de dire regarde le sens anagogique, et le plus élevé.
Au reste, pour venir à une explication plus simple et plus littérale, souvenons-nous d'abord de ce que l'Apôtre dit dans l'épître aux Romains: «Cela ne dépend donc point ni de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. » Pour ce qui est de ces paroles : « Le pain n'est pas pour les sages,» elles se vérifient chaque jour par l'exemple de plusieurs personnes très sages qui manquent des choses nécessaires à la vie; ce qui est confirmé par ce qui suit : « La faveur n'est pas pour les savants; » ce qui n'est que trop vrai, puisque nous vouons, dans l'Eglise même, les plus incapables des hommes au-dessus des autres, y paraître avec éclat et y être en réputation. Et s'il arrive qu'ils se soient accoutumés à parler avec facilité et avec des airs présomptueux, ils se persuadent aisément être des gens d'esprit et d'érudition, quoiqu'ils ne sachent ce qu'ils disent ; mais il leur suffit d'être applaudis du peuple, qui est ordinairement. plus touché et plus content de quelques discours vains et frivoles que de l'utilité et de la solidité de la saine doctrine. Nous voyons au contraire que des gens doctes, des personnes d'une profonde érudition demeurent dans l'obscurité, qu'ils souffrent de violentes persécutions, et que non-seulement ils ne sont pas en estime et en faveur, mais qu'ils sont même réduits à une grande pauvreté et à une extrême indigence. C'est là l'état incertain de la fortune des hommes dans ce monde, où la vertu et le mérite ne doivent pas attendre les récompenses qu'on leur prépare pour une autre vie : Et non est in presenti retributio meritorum, sed in futuro.
