V. 12
« L'homme ignore certainement le temps et l'heure de sa fin; et comme les poissons sont pris à l'hameçon et les oiseaux au filet, ainsi les hommes se trouvent surpris par l'adversité lorsque tout d'un coup elle vient foudre sur eux. » Nous avons déjà remarqué dans cet ouvrage que les hommes sont surpris de la mort et de l'adversité lorsqu'ils y pensent le moins : ainsi nous pouvons expliquer ici le même endroit dans un sens allégorique, et le rapporter à la parabole de l'Evangile, où le royaume du ciel est comparé à un filet qu'on jette dans la mer pour prendre des poissons. On doit aussi faire attention que les hérétiques ont un filet dans lequel ils enveloppent les âmes qu'ils font périr : ce filet n'est autre chose que leur affabilité, la douceur et la politesse de leurs discours, la pratique feinte ou forcée de leurs jeûnes, la simplicité et la modestie de leurs habits, leurs vertus apparentes et affectées. S'ils parlent des mystères divins et de ce qu'il y a de plus élevé dans la théologie, comme de la profondeur des jugements de Dieu, alors on peut dire qu'ils tendent des piéges dans les lieux les plus élevés. De même donc que les poissons tombent dans les filets et les oiseaux dans les piéges, de même aussi arrive-t-il aux enfants des hommes de donner dans les pièges des hérétiques lorsqu'on voit les méchants se multiplier, la charité de plusieurs refroidie, et ces actions merveilleuses, qui semblent tenir du prodige dans les séducteurs capables de faire tomber les élus mêmes, si cela était possible. En ce temps le danger n'est pas moins grand pour les ecclésiastiques, qui sont nommés enfants des hommes, et qui sont des gens de peu de foi, parce qu'ils peuvent tomber aussi promptement que tous les autres.
V. 13, 14 et 15. « J'ai vu aussi sous le soleil une action qui m'a paru en effet d'une très grande sagesse : une ville fort petite, où il v avait peu de monde : un grand roi est venu pour la prendre; il l'a investie, il a bâti des forts tout autour et l'a assiégée de toutes sparts. Il s'est trouvé dedans un homme pauvre, mais sage, qui a délivré la ville par sa sagesse; et après cela nul ne s'est souvenu de cet homme pauvre. » Pendant que d'autres assurent que les choses de ce monde sont abandonnées à l'inconstance du hasard et que l'homme juste n'a aucun avantage sur l'injuste, je trouve, pour moi, dit l'Ecclésiaste, une très grande sagesse et des actions admirables parmi les hommes : par exemple, je remarque qu'il arrive souvent qu'une petite ville, où il y a très peu de monde, est assiégée par une armée innombrable d'ennemis; que les habitants de cette ville désespèrent de pouvoir sauver leur vie, étant serrés de si près par les ennemis et presque morts de faim; mais qu'il se présente, contre l'attente de tout le monde, un homme pauvre, fort peu remarquable, qui promet de délivrer par sa sagesse la ville assiégée que les riches, les grands, les puissants et les orgueilleux n'ont pu secourir ni mettre en liberté. Mais, d ingratitude des hommes, sujette à oublier les bienfaits les plus importants! après que la ville a été délivrée de la puissance des ennemis, après avoir évité une captivité honteuse, après la liberté rendue à la patrie, il ne se trouve personne qui se souvienne du pauvre, du sage libérateur, ni qui lui rende les actions de grâces qui lui sont dues. Tous reviennent à leurs anciennes coutumes: ils n'honorent que les riches et les grands, qui n'ont été d'aucun secours à la petite ville dans le temps qu'elle était sur le point d'être renversée.
Mon précepteur hébreu m'expliquait autrement cet endroit de l'Ecclésiaste, et il voulait que je l'entendisse de la sorte. L'homme, disait-il, est cette petite ville ; et nous pouvons bien le comparer à une ville , puisque les philosophes le regardent comme un « petit monde »et qu'ils lui donnent ce nom. Le peu d'habitants de cette ville sont le petit nombre de membres dont le corps humain est composé. Lorsque le diable, ce roi grand et redoutable, s'approche de cette petite ville pour l'assiéger et s'en rendre maure, il se trouve dans la place un esprit humble, sage et tranquille, un homme intérieur et rempli de lumière, qui défend la ville assiégée et qui la délivre de la main de ses ennemis; et lorsque l'homme extérieur se sent délivré de quelque grand péril de perdre la vie, et qu'il se voit à couvert des persécutions, des afflictions, des adversités ou de quelque autre accident fâcheux et contraire à ses inclinations, ou, si l'on veut, des péchés mêmes où il était tombé, cet homme terrestre et charnel, ennemi déclaré de l'homme spirituel ou intérieur, ne se souvient plus de l'obligation qu'il a au pauvre et au sage, à l'esprit intérieur qui lui a sauvé la vie; il refuse même de suivre ses conseils, et abuse de la liberté que l'homme intérieur vient de lui donner.
Mais expliquons encore ces versets de cette troisième manière. L'Eglise, en comparaison de tout l'univers, peut être regardée comme une petite ville qui contient un petit nombre d'habitants. Il arrive souvent que le démon, ce grand roi (non qu'il soit grand en effet, mais parce qu'il affecte la grandeur et la domination dont il l'ait parade), vient assiéger cette petite ville et l'entourer de toutes parts. II s'élève contre elle par les persécutions qu'il lui suscite, ou par quelque autre espèce de tentations et d'afflictions dont il tâche de l'accabler. Mais il y trouve un homme pauvre, un homme sage, c'est-à-dire notre seigneur Jésus-Christ ( qui a bien voulu se faire pauvre pour l'amour de nous et qui est la sagesse de Dieu), et ce pauvre fait lever le siége du persécuteur et met en liberté la ville par sa seule sagesse. Hélas! combien de fois avons-nous vu ce lion infernal tendre des piéges secrets à l'Eglise avec les riches, c'est-à-dire avec les magistrats et les princes de ce monde! et combien de fois aussi avons-nous vu tous les artifices et tous les efforts des ennemis de l’Eglise rendus vains et inutiles par la sagesse de notre pauvre et de notre roi plein d'humilité, de douceur et de bonté! Mais après toutes les victoires de ce pauvre et la paix rendue à la patrie, à peine se trouve-t-il quelqu'un qui se souvienne de lui et qui veuille garder ses commandements; ils s'abandonnent au contraire au luxe, à l'impureté et à la volupté, ne cherchant que des richesses périssables qui ne peuvent nous délivrer dans de pressantes nécessités.
