V. 7 et 8.
« Allez donc et mangez votre pain avec joie; buvez votre vin avec l'allégresse de votre coeur, parce que vos oeuvres sont agréables à Dieu. Que vos vêtements soient blancs en tout temps, et que la composition dont vous parfumez votre tête ne défaille point.» Avant que d'en venir à une explication particulière de chaque verset, ,jusqu'à l'endroit où il est dit que les hommes tombent dans les piéges de la mort comme les poissons et les oiseaux dans les filets, il faut que nous touchions en passant le sens qu'ils renferment tous en gênerai et en commun, afin que le détail en soit dans la suite plus facile et plus agréable. Il a dit dans la section précédente que les hommes, après leur mort, sont en oubli dans la mémoire des vivants, qu'on n'en fait pas plus mention que s'ils n'avaient jamais été, que personne n'a pour eux ni haine ni amitié, que ceux qui ont perdu la vie ont en même temps perdu tout leur crédit et toute leur autorité sous le soleil. Pour prévenir donc ces fâcheux inconvénients de la mort, il fait parler ici des hommes qui vivent dans l'égarement et qui, selon leur coutume, s'entr'exhortent à se divertir et à jouir des plaisirs de la vie. O homme, disent-ils, puisque vous ne serez rien après votre mort et que la mort est elle-même un néant, écoutez le conseil que je vais vous donner. Pendant que vous êtes en vie jouissez de toutes sortes de délices: faites de grands festins; ayez pour votre boisson ordinaire les vins les plus exquis, et noyez vos chagrins et vos inquiétudes en vous remplissant vous-mêmes de vins et de liqueurs. Sachez après cela que Dieu vous adonné toutes ces choses pour en user librement et pour les faire servir à vos plaisirs et à vos joies. Soyez toujours vêtus d'habits propres et de robes blanches; que votre tête ait la senteur des aromates et des parfums précieux; ne vous refusez rien de ce que la volupté pourra vous inspirer, et faites en sorte que vos plaisirs accompagnent tous les moments de votre vie, qui est si courte et si fragile; car si vous êtes assez mal avisés que de laisser échapper les occasions de vous réjouir et de prendre vos plaisirs, il ne sera plus temps de le faire quand vous serez morts. Hâtez-vous donc de jouir de tous les plaisirs de la vie, de peur qu'ils ne vous échappent et qu'ils ne périssent pour vous et avec vous. Au reste, ne soyez pas si crédules que de vous laisser épouvanter par de petits contes qu'on vous fait du jugement qui vous attend après la mort et du compte exact que vous y rendrez de toutes vos actions, soit bonnes ou mauvaises; car parmi les morts il n'y a ni sagesse ni raison, et tous les sentiments sont entièrement éteints et anéantis par la mort.
C'est là le langage que tiennent aujourd'hui les Epicure, les Aristippe, les Cyrénaïque et les autres fous appelés philosophes et sages du monde. Mais pour moi, dit l'Ecclésiaste, bien loin d'avoir de ces sentiments, je trouve, après y avoir bien pensé, que les choses de ce monde n'arrivent point au hasard comme quelques-uns se l'imaginent sans fondement, et qui prétendent qu'on doit attribuer les divers événements de la vie au caprice de la fortune, qui fait son jeu et son divertissement du bonheur ou du malheur des hommes. Je suis au contraire très persuadé que rien n'arrive dans le monde que par un jurement particulier de Dieu. Ainsi, que celui qui court avec vitesse ne se flatte pas qu'il court de lui-même, et qu'il ne s'attribue pas cette bonne qualité ; que celui, de même, qui se sent fort et robuste ne se confie pas dans sa force; que le sage ne pense pas que les richesses s'acquièrent par la prudence, et que les personnes éloquentes et distinguées par leur érudition ne disent pas qu'elles doivent à leur mérite le crédit et la réputation qu'elles ont dans le monde : c'est à Dieu que vous devez rapporter toutes ces choses, parce qu'elles n'arrivent que par l'ordre et la disposition de sa divine Providence; car s'il ne prenait lui-même le soin de gouverner tout l'univers, ceux qui bâtissent des maisons les bâtiraient en vain et ceux qui gardent les villes les garderaient inutilement. Tout n'arrive donc point au hasard et sans discernement, comme l'imaginent les esprits libertins, qui sont eux-mêmes la preuve incontestable des vérités qu'ils combattent, parce que, lorsqu'ils y pensent le moins, ils sont enlevés de ce monde par une mort précipitée pour aller paraître devant le tribunal de leur juge redoutable, dont ils ont toujours méprisé les menaces jusqu'au moment qu'il n'est plus temps ni de les mépriser ni de les éviter. Il leur arrive alors la même chose qu'aux poissons qui sont pris tout d'un coup par les hameçons ou dans les filets, et la même chose qu'aux oiseaux qui volent librement çà et là dans l'air, et qui tombent sans s'en apercevoir dans les piéges des chasseurs. C'est ainsi que les hommes tombent tout d'un coup dans les supplices éternels que leurs crimes leur ont mérités; et ils reconnaissent à l'heure de la mort, qui est . venue les surprendre, que les choses humaines n'étaient pas abandonnées à la bizarrerie du hasard comme ils le pensaient, mais que tout était dispensé avec une souveraine sagesse. C'est là le sens des passages que nous voulions expliquer tout ensemble. Venons maintenant à un détail, et à l'explication des versets l'un après l'autre, et ne faisons plus parler l'Ecclésiaste que dans sa propre personne.
« Allez, mangez votre pain avec joie et buvez votre vin avec le plaisir de votre coeur, parce que vos oeuvres sont agréables à Dieu. » Je vous ai déjà averti que tout se termine au tombeau, et qu'après la mort on ne peut ni faire pénitence ni revenir à la pratique des vertus: faites donc à présent, pendant que vous jouissez de la vie, tout le bien que vous pourrez; hâtez-vous de faire pénitence et travaillez pendant que vous en avez le temps et que vous vivez dans ce monde. En prenant le texte dans un autre sens plus naturel et plus simple, nous pourrons encore en retirer plus de fruit et plus d'édification. Souvenons-nous donc de cette belle maxime de l'Apôtre : « Soit que vous mangiez, soit que vous buviez, soit quelque chose que vous fassiez, faites tout au nom du Seigneur;» et dans un autre endroit des Proverbes de Salomon: « Buvez votre vin avec conseil;» car celui qui abuse des créatures et qui se jette dans des excès ne peut pas se flatter de goûter de vrais plaisirs ni d'avoir un bon coeur. Non enim habet veram laetitiam et cor bonum qui créatures supra modum abutitur. Ce sens me parait préférable au premier, parce que celui dont les oeuvres sont saintes et agréables à Dieu ne peut jamais manquer de pain spirituel, qui est le véritable, ni de cet excellent vin qui nous est venu de la vigne de Sorec. Mettons donc en pratique les commandements qu'on nous donne dans ces paroles de l'Ecclésiaste : « Désirez-vous de posséder la sagesse gardez les commandements, et Dieu vous la donnera ; » et alors nous ne manquerons point de trouver le pain et le vin spirituels que nous devons souhaiter pour la nourriture de nos âmes ; mais si quelqu'un de ceux qui ne gardent pas les commandements du Seigneur se glorifiait de vivre dans l'abondance de pain et de vin, Isaïe lui dirait : « Ne dites pas: Je connais aussi la sagesse; car certainement vous ne la connaissez pas, puisqu'elle ne vous a point rendu docile dès le commencement. Je sais que vous méprisez ma loi, etc. » Au reste nous devons faire attention, en lisant la version des Septante qui porte : « Venez, mangez votre pain avec joie,» que ces paroles sont de cet Ecclésiaste qui nous dit dans l'Évangile : « Que celui qui a soif vienne à moi et qu'il boive;» et dans les Proverbes : «Venez, mangez mon pain et buvez mon vin. »
« Que vos vêtements soient blancs en tout temps, et que les huiles de parfums que vous mettez sur votre tête ne défaillent point. » Que votre corps, dit-il, soit pur et chaste, et que votre coeur soit plein de douceur et de miséricorde envers le prochain, pour répandre sur lui vos libéralités et vos bienfaits; qu'en tout temps on vous voie revêtu d'habits blancs, et donnez-vous de garde de porter jamais des vêtements souillés, vous souvenant que le peuple d'Israël ne se couvrit d'habits noirâtres que pour pleurer son malheur et son idolâtrie. Mais, pour vous, soyez revêtus des oeuvres de lumière, et non de malédiction comme le traître Judas, dont il est écrit : « Qu'il soit couvert de malédiction comme d'un manteau! » Revêtez-vous d'entrailles de miséricorde, de douceur, d'humilité, de mansuétude et de patience. Et lorsque vous aurez dépouillé le vieil homme avec toutes ses oeuvres, tâchez de vous vêtir du nouveau, qui devient plus innocent et plus saint de jour en jour.
Ce que l'Écriture ajoute: « Et que l'huile de parfum soit toujours sur votre tête, , nous oblige de remarquer les qualités et la nature de l'huile : elle sert pour nourrir et entretenir la lumière des lampes, et elle est d'un grand usage pour soulager et délasser ceux qui sont fatigués de travail. Il y a une huile spirituelle, une huile de joie et d'allégresse dont le Psalmiste a parlé en ces ternies: « C'est pour cela que Dieu, qui est aussi votre Dieu, vous a oint d'une huile d'allégresse et de joie par-dessus tous ceux qui participent avec vous à cette onction.» Il faut imprimer sur notre visage des traits de joie et de contentement en passant de cette huile par-dessus, et au temps de jeûne il faut que notre tête en soit toute parfumée. Les pécheurs n'ont point de connaissance d'une huile si divine ; ils en ont une tout-à-fait contraire que le juste déteste en disant. « Que ma tête ne soit point parfumée de l'huile du pécheur. » On trouve chez les hérétiques de ces méchantes huiles, et ils souhaitent avec ardeur d'en oindre les têtes de ceux qui se laissent séduire par leurs artifices.
