CHAPITRE XLI. ERREURS MANICHÉENNES SUR LA NATURE DU BIEN ET DU MAL.
Quand donc les Manichéens consentiront-ils à peser sérieusement ces considérations sans aucun parti pris de justifier leur erreur, et sans fouler aux pieds la redoutable majesté de Dieu ? Alors du moins ils cesseraient leurs blasphèmes criminels, ils comprendraient toute la folie d'un système qui suppose deux natures indépendantes et éternelles : l'une bonne, qu'ils appellent Dieu; et l'autre mauvaise, que Dieu n'a pas créée. Quelle n'est donc pas l'erreur, la folie, disons le mot, l'absurdité qui les aveugle, puisqu'ils ne voient pas que dans ce qu'ils appellent le souverain mai par nature, ils supposent des biens en grand nombre : la vie, la puissance, la santé, la mémoire, l'intelligence, l'harmonie, la force, la richesse, le sentiment, la lumière, la douceur, la mesure, le nombre, la paix, le mode, la forme et l'ordre?Au contraire, dans ce qu'ils appellent le souverain bien, ils supposent une multitude de maux : la mort, la maladie, l'oubli, la folie, la perturbation, l'impuissance, la pauvreté, la sottise, l'aveuglement, la douleur, l'iniquité, la honte, la guerre, l'intempérance, la difformité, la perversité. Ils soutiennent, par exemple, que les princes des ténèbres ont vécu dans leur nature, et que dans leur royaume ils ont eu la santé, la mémoire et l'intelligence; car ils supposent que le prince des ténèbres a prononcé une harangue telle que, sans le secours d'une grande mémoire et d'une vive intelligence, il n'aurait pu ni la débiter ni être compris par ses auditeurs; ils ajoutent qu'il y avait une harmonie parfaite entre leur âme et leur corps, qu'ils régnèrent par l'éclat de la puissance, qu'ils possédèrent d'immenses richesses, qu'ils avaient des yeux pour percevoir la lumière naturelle et dont la perspicacité était immense; que ces yeux cependant avaient besoin de lumière pour voir; et de là vient qu'ils ont reçu le nom de lumières ou flambeaux; qu'ils ont joui de toute la suavité du bonheur, et qu'ils avaient des membres et des habitations déterminées. Il faut même avouer qu'il y avait là quelque beauté, car autrement ils ne se seraient pas épris d'amour pour leurs Mariages, et les parties de leur corps n'auraient conservé aucune harmonie; ce n'est même qu'à cette condition qu'ils peuvent donner un caractère de probabilité à toutes les suppositions délirantes auxquelles ils s'abandonnent sur cette matière, De même il v fallait la paix, autrement l'autorité du prince aurait été méprisée. Il y fallait un certain mode ; autrement il n'y aurait eu entre eux aucune société possible ni pour agir, ni pour manger, ni pour boire, ni pour persécuter, ni pour faire toute autre chose; d'ailleurs, sans un mode quelconque il n'aurait pu y avoir aucune forme déterminée, et c'est le contraire qui résulte de la description qu'ils nous font de leur vie et de leurs actes. Il y fallait une forme, car sans elle aucune qualité naturelle ne saurait exister. Il y fallait un ordre, car sans cela on ne trouve plus ni maîtres pour commander, ni sujets pour obéir, ni harmonie dans les êtres vivants, ni convenance dans la disposition des membres, ni par là même possibilité d'agir. Quant à la nature de Dieu, ou ils la supposent morte, ou je ne vois plus à quoi Jésus-Christ est venu apporter le bienfait de la résurrection. Si elle n'est pas malade, qu'est-ce que Jésus-Christ guérit? Si elle n'a rien oublié, pourquoi le Sauveur lui rappelle-t-il? Si elle n'est pas ignorante, pourquoi ses enseignements? Si elle n'est pas troublée, pourquoi la réintégrer ? Si elle n'est pas vaincue et captive, pourquoi la délivrer? Si elle n'est pas dans le besoin, pour. quoi venir à son secours? Si elle n'a pas perdu le sentiment, pourquoi lui rendre la vigueur? Si elle n'est pas aveugle, pourquoi l'éclairer? Si elle n'est pas dans la douleur, pourquoi lui rendre la joie ? Si elle n'est pas portée au mal, pourquoi la corriger par des préceptes ? Si elle n'est pas souillée, pourquoi la purifier? Si elle n'est pas en guerre, pourquoi lui promettre la paix ? Si elle n'est pas immodérée, pourquoi lui imposer le frein de la loi? Si elle n'est pas difforme, pourquoi la réformer? Si elle n'est pas pervertie, pourquoi l'amender? Tous ces fruits de salut apportés par Jésus-Christ ne s'appliquent nullement à cette nature que Dieu a faite, et que son libre arbitre a dépravée par le péché, mais bien à cette nature, à cette substance de Dieu, qui n'est autre chose que Dieu lui-même. Se peut-il une erreur plus grossière ?
