V.
« Mon frère, encore que tu saches fort bien de quoi nous sommes en dispute, puisque tu as éprouvé ces deux différentes sortes de vie, et quitté le service de nos dieux pour embrasser le christianisme, il faut néanmoins que tu composes tellement ton esprit que tu tiennes la balance égale comme un bon juge, afin que la sentence semble naître de la dispute plutôt que de ton sentiment. Si tu veux donc te conduire dans cette occasion comme un étranger qui ne nous connaîtrait ni l'un ni l'autre, il n'est pas difficile de montrer que toutes les choses du monde sont douteuses et incertaines, et que la connaissance que nous en avons est plutôt une opinion qu'une science. C'est pourquoi je ne m'étonne point s'il y en a quelques-uns qui, ennuyés d'une trop longue recherche de la vérité, se laissent aller à la première opinion qui se présente, sans approfondir les choses davantage ni consumer leur vie dans un travail inutile. Et c'est une chose déplorable, et qui met en colère quand on y pense, de voir certains ignorants qui n'ont aucune connaissance des lettres et qui sont tout à fait étrangers dans l'empire des Muses, gens de basse condition, occupés même à des métiers vils et abjects, décider hardiment sur ce qu'il y a de plus grand et de plus important dans la nature, et qui a exercé les philosophes de tous les siècles, sans qu'ils aient jamais pu se résoudre. En effet, l'esprit de l'homme est si peu capable de si hautes connaissances, que nous ne connaissons ni les choses qui sont au-dessus de nous ni celles qui sont à nos pieds; et c'est une espèce d'impiété de vouloir sonder les secrets de la Providence, et de s'enquérir trop avant de ce qui est là-haut dans le ciel et de ce qui est ici-bas dans les entrailles de la terre. Heureux si, selon cet ancien oracle de la sagesse, nous pouvons nous connaître nous-mêmes. Que s'il n'est pas en notre pouvoir de retirer notre esprit d'un travail audacieux et inutile, et de le contenir dans les bornes de la raison et de son humilité; si, rampant à terre comme nous faisons, nous ne pouvons nous empêcher de nous élever vers le ciel et de vouloir monter au-delà des astres, n'ajoutons point pour le moins une seconde erreur à la première, et ne remplissons pas le monde de vaines opinions et de fantômes qui épouvantent les hommes. Car si les principes des choses sont de certaines semences qui naturellement se sont unies, pourquoi dire qu'un Dieu en est l'auteur? Si les membres de ce grand univers ont été formés et arrangés fortuitement, où est ce Dieu créateur du monde? Si c'est le feu qui a allumé les astres, si la matière du ciel s'est suspendue d'elle-même et la terre affermie par son propre poids, si la mer s'est formée de l'humeur qui est sortie de cette masse pesante, pourquoi cette religion? pourquoi ces craintes? Quelle est cette étrange superstition? L'homme et tous les animaux qui viennent au monde ne sont rien qu'un mélange d'éléments qui se dissolvent ensuite, et reprennent leur premier être : ainsi tout retourne à son principe et redevient ce qu'il était auparavant, sans qu'il y ait d'arbitre, d'ouvrier, ni de conducteur de toutes ces choses. C'est ainsi que par un assemblage continuel de la matière des feux célestes nous voyons toujours reluire un soleil : c'est ainsi que les vapeurs et les exhalaisons de la terre forment toujours des nuages qui, s'épaississant ensuite et s'élevant peu à peu, se résolvent enfin en pluie, ou bien font souffler les vents, ou lancer la grêle, ou gronder le tonnerre, ou briller l'éclair, ou éclater la foudre. C’est pourquoi ils tombent indifféremment tantôt sur une montagne et tantôt sur un arbre, tantôt sur des temples et tantôt sur des palais, tantôt sur ceux qui craignent Dieu et tantôt sur ceux qui le méprisent. Parlerai-je des tempêtes diverses et incertaines par où l'on voit sans ordre et sans choix toutes les choses du monde bouleversées, les bons et les médians enveloppés dans une même ruine sans distinction de vertu ni de mérite, les coupables et les innocents consumés dans un même embrasement, tout un peuple périr confusément par la peste? et lorsque le fléau de la guerre se promène par le monde, les bons ne sont-ils pas souvent emportés les premiers? Dans la paix même la méchanceté n'est pas seulement mise à l'égal de l'innocence, elle est adorée : de sorte que voyant la prospérité des méchants, vous ne savez si vous devez détester leur crime ou souhaiter leur bonheur. Que si le monde était gouverné par une providence et par la puissante main de quelque dieu, jamais Phalaris et Denys le Tyran n'auraient été rois; jamais Rutilius et Camille n'auraient été bannis ; jamais on n'aurait contraint Socrate à boire la ciguë. Voila des arbres tout chargés de fruits, des moissons et des vendanges toutes préparées; en un instant tout est consumé par des pluies ou désolé par une tempête. Certes, ou la vérité est bien cachée, et les ressorts de la Providence fort inconnus; ou, ce qui est plus vraisemblable, c'est que le hasard domine, sans lois et sans règles.
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