V. 9
« Que retire l'homme de tout son travail? J'ai vu l'occupation que Dieu a donnée aux enfants des hommes, et qui les travaille pendant tout le cours de leur vie. Tout ce qu'il a fait est bon en son temps, et il a livré le monde à leurs disputes, sans que l'homme puisse reconnaître les ouvrages que Dieu a créés depuis le commencement du monde jusqu'à la fin. » Je n'ignore point ce que plusieurs ont dit sur cet endroit. Ils prétendent que Dieu a donné dans ce monde de l'occupation à tous les hommes, et même à ceux qui enseignent des dogmes pernicieux, afin que l'esprit de l'homme ne demeurât pas dans l'oisiveté et dans la langueur; que c'est ce que veut dire l'Ecclésiaste lorsqu'il nous assure que « tout ce que Dieu a fait est bon en son temps, » et que néanmoins les hommes, avec tous leurs efforts, ne sauraient comprendre la nature des ouvrages du Créateur, ni en avoir une connaissance parfaite. Le docteur hébreu qui m'a enseigné les Écritures m'expliqua autrefois en cette manière le passage dont nous parlons : Puisque tout passe et s'évanouit après un certain temps; puisqu'il y a temps d'abattre les édifices et temps d'en haire de nouveaux , temps de pleurer et temps de rire, temps de se taire et temps de parler, pourquoi tant de travaux et tant d'inquiétudes dont nous nous accablons? A voir tous les mouvements que les pommes se donnent, on dirait qu'ils veulent rendre perpétuelles les occupations d'une vie aussi courte que la nôtre. Nous ne pensons point aux paroles de l'Évangile, qui nous ordonne de ne point nous tourmenter et nous inquiéter de l'avenir et qui nous avertit « qu'à chaque jour suffit sa peine. » Car que pouvons-nous acquérir dans ce monde en travaillant de plus en plus? Nous ne changerons pas la situation des choses humaines ni l'ordre établi par la divine Providence, qui veut que les Hommes soient occupés à différents ouvrages et qu'ils se portent, les uns à une chose et les autres à une autre, afin que tous travaillent et que le commerce de la vie soit rempli par cette diversité. Dieu n'a donc rien fait qui ne soit utile en son temps. II est bon de veiller et de dormir, mais il n'est point bon de toujours veiller ni de toujours dormir. II faut que chaque chose soit faite en son temps, et qu'il y ait de la variété et des vicissitudes, selon l'ordre que Dieu en a prescrit et selon que le besoin le demande. Dieu a de même mis les hommes sur la terre pour jouir de la diversité des saisons, non pas pour examiner avec trop de curiosité la nature de tous les êtres, ni pour demander la raison des ouvrages de Dieu, pourquoi ils ont été créés de telle ou de telle manière, pourquoi les uns subsistent depuis le commencement du monde, et pourquoi d'autres périssent et sont sujets à des changements continuels.
V. 11, 12 et 13. «Et j'ai reconnu qu'il n'y a rien de meilleur que de se réjouir et de bien faire pendant sa vie; car tout homme qui mange et qui boit, et qui retire du bien de son travail, reçoit cela par un don de Dieu. » L'homme a été établi dans ce monde comme un fermier et un étranger, afin d'y vivre un espace de temps fort court, et de penser que, ne pouvant se promettre une longue vie sur la terre, il fallait regarder tous ses biens d'un oeil de mépris et aspirer à un meilleur poste. Cet état d'hôte et d'étranger invite l'homme à faire le plus de bien qu'il peut et à quitter le soin d'amasser des richesses, qui font le tourment de tous ceux qui s'y attachent. Il faut aussi se persuader que tout le fruit qu'on peut retirer de son travail consiste à se procurer les aliments nécessaires à la vie, et à faire bon usage de ce qu'on possède, employant ses biens en aumônes et en bonnes couvres. C'est là le grand don de Dieu et une grâce toute singulière.
Par cet endroit on découvre aisément le peu de raison qu'ont certains libertins, qui prétendent que le livre de l'Ecclésiaste nous porte au luxe, aux délices et au désespoir de ceux qui parlent ainsi dans Isaïe : «Mangeons et buvons, car demain nous ne serons plus en vie;» et qui mettent tous leurs plaisirs à se rendre semblables aux bêtes, en donnant toute leur application à la joie des sens. Ce n'est pas ce qu'enseigne l'auteur de l'Ecclésiaste : il veut au contraire, avec l'apôtre saint Paul, que« nous nous contentions d'avoir de quoi vivre et de quoi nous vêtir. » et que nous employions le superflu à la nourriture des pauvres, et à exercer la libéralité envers ceux qui sont dans l'indigence.
Mais, si nous prenons les paroles de Salomon dans un sens analogique et tout spirituel, nous porterons plus haut nos pensées, et nous verrons que tout notre bonheur dans ce monde est d'avoir l'avantage de pouvoir nous nourrir du corps et du sang de Jésus-Christ, qu'il nous assure lui-même être une vraie viande et un véritable breuvage. Il nous donne cette divine nourriture, non-seulement dans le mystère des autels, mais aussi dans la lecture de la sainte Ecriture. Car ceux qui possèdent la connaissance des Ecritures trouvent mille délices, des mets excellents et des eaux salutaires dans la parole de Dieu, qui nous est donnée pour la nourriture de nos âmes.
Au reste l'on se tromperait de prétendre que la prophétie de Balaam. où il dit : « Jacob sera exempt de travail et Israël ne souffrira point de douleur, » est contraire à ce que dit l'Ecclésiaste, « qu'il n'est rien de mieux que de se réjouir en buvant et mangeant, et en jouissant du fruit de ses travaux, et que cela est un don de Dieu. » Il n'y a point de contradiction entre ces deux passages, parce que l'un est une prédiction de l'avenir qui nous promet ces jours heureux dont parlent les prophètes, lorsque nous serons délivrés de tous les maux que nous souffrons dans cette vie, et que le Seigneur aura essuyé, nos pleurs et nos larmes. Mais avant de jouir du repos éternel, il faut que les justes soient affligés dans ce monde et qu'ils travaillent infatigablement à l'ouvrage de leur salut. Le grand Apôtre n'a pas été dispensé de ce travail ni de ces peines, qui le faisaient suer et gémir jusqu'à lui faire souhaiter d'être délivré d'un corps mortel qui l'exposait à tant d'afflictions et de combats. Aussi lisons-nous dans l'Evangile : «Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu'ils se réjouiront! » Ce ris et cette joie ont de même pour garant la prophétie de Job, qui nous fait espérer que« la bouclée de ceux qui aiment la vérité sera remplie de joie. » C'est ainsi que nous jouissons dies à présent du travail de nos mains si nous sommes tout occupés à faire de bonnes oeuvres. Travaillons donc sans cesse; que le poids de la fatigue de nos travaux ne nous décourage point, afin de mériter par notre persévérance et de nous procurer un repos éternel.
