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Et comment un homme ainsi disposé ne serait-il pas invincible, en aimant l'homme, puisqu'il n'aime en lui que l'homme, c'est-à-dire la créature de Dieu faite à son image, et puisqu'il ne saurait manquer d'une nature parfaite à aimer, étant parfait lui-même? Je fais la supposition suivante : on aime un bon chanteur; on l'aime non parce qu'il est tel ou tel, mais parce qu'il est bon chanteur, et l'on est bon chanteur soi-même. Ne voudrait-on pas alors que tous les hommes chantassent bien, mais sans perdre soi-même ce que l'on aime, le don de bien chanter? Quelqu'un, au contraire, est-il jaloux de celui qui possède ce don? ce n'est plus alors le don qu'il aime, mais les louanges ou tout autre profit qu'il voudrait se procurer par ce moyen, et dont il peut être privé en tout ou en partie si un autre chante aussi bien que lui. Donc porter envie à celui qui chante bien, ce n'est point l'aimer, de même que, sans ce talent, il est impossible de bien chanter.
Nous pouvons bien mieux encore appliquer ce principe au sage, car il ne peut porter envie à personne, la vertu ayant pour tous des récompenses que ne diminue point le nombre de ceux qui y parviennent. Le chanteur habile ne peut toujours convenablement faire entendre sa voix, celle d'un autre peut lui être nécessaire pour produire l'effet qu'il désire. N'est-il pas des festins où il serait peu convenable qu'il chantât et où il convient qu'une autre voix se fasse entendre? Mais la vérité est de tous les temps; aussi celui qui l'aime et la pratique n'est point jaloux de ceux qui l'imitent; il se donne même à eux autant qu'il le peut, avec une extrême bienveillance et une bonté sans mesure. Il n'a pas besoin de leur aide, car ce qu'il aime en eux, il le trouve en lui dans toute sa perfection.
C'est ainsi qu'en aimant son prochain comme soi-même, on ne lui porte pas envie, car on ne s'en porte pas à soi-même; on lui donne ce que l'on peut, car on se le donne aussi; on n'a pas besoin de lui, car on n'a pas besoin de soi; on a seulement besoin de Dieu, pour être heureux dans l'union avec lui. Mais personne ne peut nous ravir Dieu. C'est donc par excellence et dans toute la vérité de l'expression, que l'homme est invincible quand il s'attache à Dieu, non pour mériter quelque bien en dehors de lui, mais parce qu'il ne connaît d'autre bonheur que de s'attacher à lui.
