CHAPITRE XXIII. MAUVAISE INTERPRÉTATION. — LE MOT JUGEMENT DANS L'ÉCRITURE.
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Si le passage que nous venons de citer ne permet guère à ceux qui veulent croire en Dieu sans interrompre leurs désordres, de compter sur un sort heureux, ils doivent trouver plus menaçant encore celui où l'Apôtre dit : « Ceux qui ont péché sans la loi seront punis sans la loi : ceux qui ont péché sous la loi seront jugés d'après la loi 1. » On croirait que ces deux expressions « être punis » et « être jugés » sont différentes : cependant elles sont rigoureusement synonymes. Dans le langage ordinaire de l'Ecriture le mot jugement signifie damnation éternelle : c'est dans ce sens que l'emploie Notre-Seigneur : « Le moment viendra où ceux qui sont dans le tombeau entendront la voix: du Fils de Dieu; et ceux qui auront fait le bien ressusciteront pour la vie éternelle ; ceux qui auront fait le mal ressusciteront pour être jugés 2, » ou condamnés. Et ici on ne parle pas de ceux qui ont eu la foi ou qui ont été incrédules : il n'est question que de ceux qui ont fait le bien et de ceux qui ont fait le mal. Car la vie honnête est inséparable de la foi agissant par la charité, ou plutôt elle y est renfermée tout entière. Il est donc clair que par « résurrection suivie du jugement, 3» le Seigneur entend la résurrection suivie de la damnation éternelle. Car il range en deux classes tous ceux qui ressusciteront, sans excepter les incrédules qui eux aussi sont dans le tombeau, en déclarant que les uns ressusciteront pour la vie éternelle; les autres pour être jugés.
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Soutiendra-t-on que ce passage ne désigne pas les incrédules, mais les croyants que leur foi sauvera à travers les flammes, malgré leur vie criminelle, et qu'il faut entendre par le terme de jugement la peine passagère à laquelle ils seront condamnés ? Ce langage serait bien impudent après que le Seigneur a partagé tous ceux qui ressusciteront, sans excepter les incrédules, en deux classes distinguées par les termes de « vie » et de « jugement: » il désignait donc implicitement la vie et le jugement éternels, d'autant plus qu'il ne qualifie pas d'éternelle la vie à laquelle ressusciteront les bons, bien qu'on ne puisse attacher un autre sens à son expression. Mais que répondra-t-on à ce passage : « Celui qui ne croit pas est déjà jugez?» Ici en effet on est dans l'alternative ou de reconnaître que le jugement implique la damnation éternelle, ou d'admettre hardiment que les incrédules eux-mêmes s'échapperont a travers le feu, le mot jugé, dans ce passage, signifiant destiné au jugement: « Celui qui ne croit pas est déjà jugé. » A ce titre, on ne promettrait pas une faveur merveilleuse aux croyants qui vivent dans le mal, puisque les incrédules aussi auraient à subir un jugement plutôt qu'une condamnation. N'est-on pas assez hardi pour tenir ce tangage ? Qu'on n'ait plus alors la hardiesse de flat ter d'une douce espérance ceux dont il a été dit: « Ils seront jugés au nom de la loi ;» car il est incontestable que le mot jugement est d'ordinaire synonyme de damnation éternelle.
Ajouterai-je que ceux qui pèchent sciemment sont menacés un sort bien plus rigoureux, loin d'avoir à espérer un traitement plus doux Ces pécheurs sont principalement ceux qui ont admis la loi. Car, selon qu'il est écrit, « Où il n'y a point de loi, il n'y a point de transgression 4 ; » et ailleurs : « Je n'aurais point connu la convoitise, si la loi ne m'eût dit : Tu ne convoiteras point. Ainsi l'habitude vicieuse prenant occasion du précepte a fait naître en moi toutes sortes de mauvais désirs 5. » J'omets une foule de passages où l'Apôtre traite ce point de doctrine. Cette accusation est plus grave, mais elle tombe, sous l'influence de la grâce du Saint-Esprit, au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ : la grâce, en effet, se répandant par la charité au fond de nos coeurs, nous inspire pour la justice un amour capable d'arrêter les entraînements de la concupiscence. C'est la preuve évidente que « ceux qui seront jugés d'après la loi sous l'empire de laquelle ils ont péché » subiront un châtiment plus sévère et plus rigoureux que ceux qui, ayant péché en dehors de la loi, seront condamnés en dehors de la loi : le mot jugement ne désigne donc pas dans cet endroit un supplice passager, mais la peine même qui sera décernée contre les incrédules.
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En effet s'appuyant sur ce passage: « Ceux qui ont péché en dehors de la loi, seront jugés en dehors de la loi ; ceux qui ont péché sous l'empire de la loi seront jugés d'après la loi, » pour entretenir dans les fidèles, attachés à une vie déréglée, l'espoir de se sauver à travers les flammes, comme s'il était question ici qu'au lieu de périr, ils seront purifiés par le feu, on n'a oublié qu'un point: c'est que l'Apôtre, parlant à la fois aux Juifs et aux Gentils, avait en vue les pécheurs soumis à la loi ou étrangers à ses prescriptions . Il voulait prouver aux uns et aux autres que la grâce de Jésus-Christ était la condition indispensable de leur salut, vérité capitale qui fait le fond de la lettre aux Romains. Qu'on n'hésite donc pas à promettre aux Juifs prévaricateurs qui vivent sous l'empire de la loi et qui « seront jugés d'après la loi,» que le feu les purifiera sans la grâce de Jésus-Christ parce qu'ils « seront jugés d'après la loi. » N'ose-t-on aller jusque-là dans la crainte de se contredire et de nier, après l'avoir reconnue,. l'accusation accablante d'incrédulité qui pèse sur les Juifs ? Pourquoi alors appliquer aux fidèles et aux incrédules et ramener à une question de foi en Jésus-Christ un passage relatif à ceux qui ont péché sans la Loi ou avec la Loi, et inspiré à propos des Juifs et des Gentils, dans l'unique but de les attirer à la grâce de Jésus-Christ ?
On n'a pas dit en effet : ceux qui ont péché, n'étant pas sous l’empire de la foi, seront condamnés au nom de la foi : non, il ne s'agit que de la Loi, et delà il ressort évidemment que toute la question roule sur la discussion qui se débattait alors entre les Juifs et les Gentils, et qu'elle, n'a aucun rapport au bons et aux mauvais chrétiens.
