V.
Entrons maintenant dans le sujet que nous avons proposé, et parlons de la justice, qui est ou la reine ou la source des vertus, et qui a été recherchée avec une ardeur extraordinaire, non seulement par les philosophes, mais aussi par les poètes qui sont plus anciens que les philosophes, et qui avaient acquis une grande réputation de sagesse avant que l'on eût jamais entendu parler du nom de philosophie. Ils ont si bien reconnu que la justice n'était plus sur la terre, qu'ils ont feint que ne pouvant souffrir les débordements des hommes, elle s'était retirée dans le ciel. Comme leur coutume est de cacher leur doctrine sous des énigmes, quand ils veulent expliquer ce que c'est que de mener une vie qui soit conforme à la justice, ils prennent des exemples du siècle de Saturne, qu'ils appellent un siècle d'or, et représentent quelles étaient alors les mœurs des hommes. Ce qu'ils en disent n'est point une fiction ; c'est la vérité toute pure et sans aucun déguisement. Il n'y avait point encore de superstition sous le règne de Saturne. Les idoles n'avaient pas été inventées, et on n'adorait que le vrai Dieu. C'est pourquoi il n'y avait ni querelles, ni inimitiés, ni guerres. La fureur de se venger n'avait point encore mis le fer entre les mains des hommes. Il n'y avait point encore de différend ni de discorde, ni entre les proches, ni même entre les étrangers. Les épées n'étaient point en usage. En effet, pendant que la justice exerçait un empire absolu, on ne songeait ni à se défendre, parce que l'on n'était pas attaqué, ni à attaquer les autres, parce que l'on ne désirait que leur bien. Chacun se contentant de peu, personne ne songeait à ravir ce que les autres possédaient, ou plutôt on se possédait rien qu'en commun, et on n'avait pas encore partagé ni les terres, ni les fruits qui y croissaient. Dieu avait donné la terre aux hommes, à dessein qu'ils jouissent en commun des biens qu'elle produisait en abondance, et que personne ne fût privé par la cupidité d'un autre de ce qui lui était nécessaire. Il ne faut pas néanmoins s'imaginer qu'aucun homme n'était en ce temps-là propriétaire du bien qu'il avait entre les mains. Quand les poètes disent que les biens étaient communs, ils usent d'une expression figurée pour relever la libéralité par laquelle ces premiers hommes, bien loin de renfermer les présents que la terre leur avait faits, ils communiquaient généreusement aux pauvres. C'était alors que coulaient véritablement des fleuves de lait et de nectar. Et il ne faut pas trop s'en étonner, puisque les greniers et les celliers des gens de bien étaient ouverts indifféremment à tout le monde, et que l'avarice n'avait point arrêté le cours des faveurs du ciel, ni amené la faim ou la soif parmi le peuple. Il n'y avait personne qui ne fût dans l'abondance, parce que ceux qui avaient du bien, en donnaient largement à ceux qui n'en avaient pas. Mais depuis que Saturne eut été chassé de ses Etats et contraint de se réfugier en Italie, pour éviter les effets de la colère de Jupiter, le peuple corrompu, soit par l'appréhension de déplaire à un nouveau roi, soit par l'inclination naturelle qu'il avait au mal, cessa de rendre à Dieu le culte ordinaire, commença à révérer son roi comme un dieu, et à suivre l'exemple criminel qu'il lui avait donné de violer la piété paternelle par un crime presque aussi atroce qu'un parricide. Alors la justice quitta la terre. Mais elle ne se retira pas, comme dit Cicéron, au royaume de Jupiter; car quelle sûreté aurait-elle trouvée dans les États d'un prince qui avait chassé son père, qui l'avait poursuivi à main armée, et contraint de s'enfuir dans les pays étrangers? Ce fut aussi Jupiter qui donna le venin aux serpents et la cruauté aux loups; c'est-à-dire que ce fut lui qui inspira aux hommes la haine et la jalousie, de sorte qu'ils devinrent aussi envenimés que les serpents, et aussi cruels que les loups. C'est ce que sont en effet ceux qui persécutent les gens de bien et ceux qui portent les juges à condamner des innocents. Jupiter avait peut-être autorisé de la sorte l'injustice, quand on a dit qu'il avait donné le venin aux serpents et la rage aux loups. Ce venin et cette rage ne sont autre chose que les désirs déréglés et violents d'avoir le bien d'autrui. Il ne faut pas s'en étonner; c'était une suite fort naturelle. Quand il n'y a plus de religion, il n'y a plus de discernement du bien et du mal. Le lien de la société civile est rompu ; les hommes prennent les armes, et font gloire de répandre le sang et de commettre des meurtres,
