XIV.
C'est parmi nous que se trouve la vérité et la vertu dont les philosophes n'ont tracé que de légères esquisses et d'imparfaites peintures, quand ils ont dit avec leur vanité ordinaire: qu'il n'y a rien de si digne de la constance et de la fermeté du sage que de ne changer jamais de sentiment par l'appréhension d'aucun supplice, et de mourir plutôt que de manquer à sa parole, que de s'éloigner de son devoir, que de faire une injustice. Peut-être voudra-t-on prétendre qu'Horace avait perdu le sens quand il mit l'homme juste dans une situation si ferme et si solide que :
Ni l'ardeur d'une populace mutinée, ni la présence d'un prince impérieux, ne le pourraient ébranler.
Il n'y a pourtant point de peinture si fidèle que la sienne, ni d'expressions si propres que j celles qu'il a employées. Si on les applique à ceux qui sont prêts à subir les supplices de la plus terrible mort, plutôt que de trahir leur foi et de violer la justice, ils ne redoutent ni la puissance des princes, ni les épées nues des gouverneurs quand il s'agit de défendre leur liberté. En effet, quel orgueil et quelle insolence n'est-ce pas que de prétendre m'empêcher de lever les yeux au ciel, que de m'obliger ou à révérer ce que je ne veux pas révérer, ou à ne pas révérer ce que je veux révérer ! Que nous restera-t-il si ce qui doit dépendre de notre volonté dépend de la passion d'autrui? Jamais personne n'emportera cela sur nous, pour peu que nous ayons de force, pour peu que nous soyons capables rie mépriser la douleur. Que si nous conservons cette fermeté et cette constance, que les philosophes relèvent avec des louanges si extraordinaires, pourquoi nous accuse-t-on de folie ? Sénèque reproche à ces sortes de personnes le peu de soin qu'elles ont de parler conséquemment, et de prendre l'enflure du courage pour une singulière équité. Ils prennent aussi pour un furieux celui qui méprise la mort, en quoi ils commettent une très grande injustice. Mais il s'en faut d'autant moins s'étonner que, ne connaissant pas Dieu, ils sont des sourds et des aveugles, comme la sibylle les appelle ; ils ne voient et n'entendent rien des choses du ciel, et sont assez dépourvus de sens pour révérer et craindre une terre qu’ils ont pétrie et à laquelle ils ont donné une figure.
